Chaque semaine, même éclat, nouvelle trajectoire sur La Comète, la newsletter de Kometa qui illumine les recoins de liberté. Pour sa dernière contribution en 2025, on donne la parole à notre boursier, le journaliste russe Dmitry Velikovsky, qui évoque l’isolement, d’autant plus cruel en période de fêtes, auquel poussent les manœuvres du Kremlin.

Sculpture de glace dans le parc des arts Muzeon de Moscou, janvier 2023. Le “Z” est le symbole du soutien au pouvoir russe et à sa guerre contre l'Ukraine. © Alexander Gronsky

Bonjour, c’est Dmitry Velikovsky,

Je suis journaliste d’investigation et je réside actuellement en France. Je travaille pour le consortium OCCRP et iStories, un média russe en exil, mais toujours bien vivant. Reporter, producteur de documentaires, enquêteur : j’ai publié dans des médias russophones et internationaux comme le Washington Post, la BBC ou Vice, et reçu plusieurs distinctions, dont l’European Press Prize, le Sigma Award, le prix George Polk et 1/370e du Pulitzer pour les Panama Papers.

Mais il n'y a pas de prose sans épines. Hélas, rester en Russie et être un journaliste digne de ce nom sont devenus deux concepts mutuellement exclusifs. Mes médias ont été qualifiés d'“agents étrangers” et d’“organisations indésirables”, mes comptes bancaires sont gelés et ma famille a dû quitter la Russie pour de bon. C'est un prix énorme à payer pour être journaliste. Un prix modeste pour être soi-même.

Tout cela fait de moi le premier boursier Kometa pour auteurs menacés ou en exil, une initiative qui soutient la création malgré la répression. Une fois par mois, j’y anime la newsletter, partageant une actualité ou un fait culturel russe marquant.

Dmitry Velikovsky

Journaliste d'investigation

Petit traité sur la solitude d’avant Noël

La solitude, un sentiment qu’on ne connaît que trop bien. L’envers de nos prouesses collectives, qui nous hante probablement depuis l'époque où nous en avons eu assez de l'accrobranche et où nous sommes devenus des êtres humains. La solitude chez l'être humain confère un risque significatif de morbidité et de mortalité, bien que les mécanismes restent flous (...) avec une augmentation du risque de mortalité allant de 26% à 32%”, stipule une étude qui a constaté des effets similaires chez les singes.

Quel rapport avec une newsletter sur la Russie? La réponse est à portée de main. Si le Kremlin n'est pas responsable de toutes les souffrances dans le monde, il a considérablement accru le sentiment de solitude de dizaines de millions de personnes. Tout d'abord, il y a les centaines de milliers d'Ukrainiens et de Russes qui ont péri au cours de cette guerre atroce. Les millions de proches qui ont perdu des membres de leur famille. C'est pire que la solitude: c'est le vide.

Et puis, il y a ceux qui ont été contraints de quitter leur pays. L'émigration est toujours un chemin semé d'embûches, la pire version étant celle où l'on fuit “de” (par opposition à “vers”). Et la solitude est l'une des épreuves les moins visibles, mais l'une des plus graves, endurées par les émigrants. Des décennies de capital social laissées derrière soi, des liens interpersonnels fracturés ou totalement rompus. “A place called home” ne se résume pas à un toit et à des murs, vous savez.

Elina Brotherus est une artiste plasticienne finlandaise, à la fois photographe et vidéaste. Elle travaille toujours seule. Pour elle qui aime marcher, la prise de vue est un moment sacré. © Elina Brotherus

VPN et peine perdue

Avec le temps, le décalage entre le contexte dans lequel vivent ceux qui ont quitté la Russie et ceux qui sont restés pèse déjà lourdement sur leurs relations. La volonté du Kremlin de limiter les contacts transfrontaliers aggrave considérablement la situation. À l'heure actuelle, la plupart des messageries étrangères sont bloquées en Russie : WhatsApp, Signal, Telegram, Discord, Viber, etc. Sauf à installer  soi-même un VPN, mais beaucoup sont également bloqués avec succès. D'autres parviennent à jouer au chat et à la souris avec les censeurs russes, mais même ceux-là sont sujets à des pannes ponctuelles.

Enfin, il y a les personnes âgées qui ne sont pas assez familiarisées avec les technologies pour installer un VPN, ce qui les coupe de facto de leurs enfants à l'étranger. Une immense diaspora tente de trouver des solutions de contournement en se ruant vers des messageries moins connues comme Zangi ou Twinme, pour finalement les voir coupées en quelques jours. Appeler pour un anniversaire ou pour une simple conversation est devenu une quête affolante. Le tissu des relations s’effiloche. La solitude s’épaissit.

Il en va de même pour les Russes vivant dans le pays : les messageries instantanées ne permettent plus de passer des appels sans VPN. Pour vous donner une idée du contexte : il y a trois mois, au début de l'offensive, WhatsApp était utilisé quotidiennement (!) par 82 millions de Russes, soit bien plus de la moitié des 146 millions d'habitants du pays (Telegram, par 68 millions). Nous ne disposons pas de chiffres plus récents, mais ils sont certainement bien inférieurs en raison des blocages qui, depuis la semaine dernière, concernent souvent non seulement les appels, mais aussi les textos.

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Max la menace

Ce que le pouvoir tente de faire, c'est d'obliger tous les citoyens à utiliser les messageries instantanées développées localement, notamment Max. Elle a été créée par décret de Poutine en juin dernier en tant que “service national multifonctionnel d'échange d'informations” – une formulation qui sent immédiatement le piège. Et c'est le cas : un Centaure maléfique, un hybride entre une messagerie instantanée, une carte d'identité électronique et un logiciel espion qui profile ses utilisateurs, sait ce qu'ils font dans d'autres applications, exige l'accès à l'ensemble du système de fichiers de l'appareil ainsi qu'aux données biométriques, à la géolocalisation, etc. De plus, une partie du code de Max est obfusquée, donc Dieu seul sait de quoi d'autre il est capable.

Comme tous les autres messagers, clients e-mail et réseaux sociaux d'origine russe, Max est tenu par la loi de collecter et de stocker toutes les activités des utilisateurs. Et bien sûr, de les fournir aux “autorités compétentes”, de manière proactive ou sur demande encore que les forces de l'ordre ont accès 24/7 à tous les comptes qu'elles souhaitent inspecter. C'est du moins ce qui semble être le cas pour les services de mail.ru appartenant à la même société VKontakte qui développe Max.

Même les personnes les moins politisées ne souhaitent pas qu'un lieutenant de police quelconque puisse consulter leurs messages personnels ou leurs photos privées. “Montrez-moi l’homme et je vous trouverai le crime”, une expression datant de l'époque de Staline, bien connue en Russie. Sans compter que ces agents n'hésitent pas à vendre cet accès à quiconque est prêt à payer pour l'obtenir. 

“Tout commence avec l'amour”, Moscou, janvier 2023. © Alexander Gronsky

Nuit gravement à la santé

Par conséquent, de nombreux Russes ne sont pas très enthousiasmés par l'installation de Max. Les recherches telles que “quels sont les dangers de Max”, “Max surveille les utilisateurs” ou “Max messenger FSB” sont en forte augmentation. Mais malgré cette attitude méfiante, peu de chances que les Russes puissent y échapper. Des instruments de coercition simples mais efficaces ont déjà été forgés par l'État : sans Max, impossible d'accéder au chat de l'école ou de la copropriété, et bientôt de s'adresser aux institutions publiques ou d'accomplir des tâches administratives sans être authentifié par Max id.

Donc, s'il ne reste plus qu'un seul messager à utiliser, mais que vous êtes convaincu que toutes vos communications passent par les centres de données de la police secrète, que faites-vous ? Exactement : vous arrêtez simplement de partager des choses importantes, vous discutez moins (et lorsque vous le faites, vous essayez d'être bref, énigmatique et superficiel). La solitude gagne du terrain.

La conclusion semble assez évidente : réjouissez-vous, cher lecteur, ne succombez pas à la solitude, coûte que coûte, elle nuit gravement à la santé ! Si vous avez une famille avec qui fêter Noël et des amis chaleureux pour fêter le Nouvel An, c'est génial. Mais même si ce n'est pas le cas, n'oubliez pas que vos messageries instantanées fonctionnent à merveille. C'est plutôt cool quand on y pense. Appelez quelqu'un de gentil. Soyez heureux.

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La “reko” de Kometa

Par Michel Henry, rédacteur en chef adjoint

Kapka Kassabova, Anima, Une pastorale sauvage, traduit par Morgane Saysana, éditions Marchialy, 2025


Kapka Kassabova nous amène crapahuter dans les monts bulgares du Pirin, pour partager le quotidien des moutons et de leurs bergers, comme Sásho, prolétaire du grand air. Avec ses yeux décolorés “par la tristesse et l’alcool”, ce poète loser est addict au tord-boyaux fourni par son patron.

Ici, tous les êtres vivants transhument, sur les sentiers comme dans les cerveaux. Les démons que chacun se trimballe sont aussi dangereux que les ours et les loups qui rôdent. Pour le “peuple invisible” des éleveurs nomades, chaque jour passe comme “la perle d’un chapelet”. Leur seule certitude : “On finit comme ses animaux, c’est tout.” Heureusement que les 600 moutons, qui n’en font qu’à leur tête (de lard), ont la délicatesse de prendre aussi soin des hommes.

Dans ce récit du réel, l’autrice donne une voix aux chiens, moutons et chevaux de race Karakachan, ancienne et quasi disparue. Après plusieurs milliers d’années d’existence, le pastoralisme du peuple karakachan s’effondre, comme le communisme auparavant. Le libéralisme qui l’a remplacé pourrit tout, dans ce bout d’Europe au bord du gouffre. Pourtant, humains et non-humains y accordent leurs existences. 

Entre le grand troupeau d’animaux jamais domestiqués et les bergers solitaires, la vie brutale et poétique, loin du confort moderne, révèle l’Anima mundi, cette « âme du monde » qui insuffle depuis la montagne une unité entre vivants : plantes, humains et animaux. Mêlant infos brutes et lyrisme débridé, spiritualité et érudition, Kassabova entend « patauger entre les ordures et les fleurs, et trouver les mots pour le dire ». Divulgâchage, comme on dit en yaourt (bulgare) : la poétesse trouve les mots, dans une prose belle et enjouée.

Née en 1973 à Sofia, Kapka Kassabova grandit en Bulgarie avant de déménager en Nouvelle-Zélande puis de s’établir dans les Highlands d’Écosse, d’où elle pratique son occupation favorite, la bougeotte. Après trois livres balkaniques de haut niveau – Lisière (prix Nicolas Bouvier 2020), L’Écho du lac et Élixir –, elle poursuit, à coup de longues immersions, son exploration dans ce sud-est de l’Europe qui joue à saute-frontières entre Grèce, Turquie et Bulgarie. L’autrice chemine au côté des plus grands de la non-fiction, ou littérature du réel. Qu’importe si le réel littéraire, et surtout le francophone, tarde à le réaliser.

Le jeu de la Comète

Il y a quelques jours, La Comète vous emmenait justement découvrir dans les monts bulgares du Pirin, sur les traces de Kapka. Bravo à celles et ceux qui ont reconnu ce massif rude et poétique, où humains et non-humains transhument ensemble !

Pour cette nouvelle édition, cap vers un tout autre paysage ! 

Alors, saurez-vous deviner où passe La Comète la semaine prochaine ? 👀

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