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Bonjour, je suis Shumona Sinha

Je suis ouvrière de mots. Mon écriture est un cheval têtu qui s’abreuve aux tribulations politiques. La nuit je le dresse dans mes livres, le jour il casse quelques pots sur les réseaux sociaux. Je suis née dans un pays, l’Inde, qui a été colonisé par les Britanniques et qui, après plus d’un demi-siècle de règne de la droite-extrême ultralibérale, se trouve sous le régime de l’extrême-droite hindouiste. Marxiste et athée, après mes années communistes à Calcutta, je suis arrivée en France pour entrer dans l’âge adulte, poursuivre mes études supérieures à l’Université Paris Sorbonne et au lieu de faire une thèse, j’ai commencé à écrire des romans.

Mes livres – Assommons les pauvres, Calcutta, Apatride (L’Olivier) et Le Testament russe, L’autre nom du bonheur était français, Souvenirs de ces époques nues (Gallimard) – exposent les années d’oppression, parfois sanguinaire, d’un peuple où les amours sont parfois un mirage, parfois un radeau de sauvetage, inextricables des rêves collectifs. En France il est encore très difficile de démystifier l’Inde, de défaire la fascination générale pour les produits culturels hindous, de démanteler la machine à propagande mensongère manœuvrée par les indologues alliés de l’Hindutva ou du projet de faire émerger l’Inde comme une nation hindoue.

Mon article dans Kometa 

“Le bonheur a quelque chose à voir avec la langue dans laquelle on le vit”

Je vis en France depuis vingt-cinq ans et depuis environ autant d’années je suis amenée à expliquer pourquoi et comment j’écris en français. La francophonie de celle qui ne vient pas d’une ancienne colonie française mais d’un pays du Sud, de surcroît, d’une ville du Sud, sans être marquée du fer colonial, déclenche des interrogations, de la sidération, aussi des suspicions. 

Nous vivons une époque enfiévrée par l’obsession identitaire où il est devenu nécessaire de créer des subalternes parmi les subalternes. Dernièrement, je me suis vue dépossédée de moi-même, de ma langue et de mon pays. On m’a soumise à une série d’inquisitions sur mes parents et aïeux, mon lieu de naissance, mes écrits et mes intentions, on m’a calomniée et intimidée en coulisse, on m’a demandé de cesser d’écrire et de rentrer chez moi. L’une des stratégies des pouvoirs despotiques est la réécriture de l’histoire. La diffamation est une réécriture de l’histoire à l’échelle individuelle, maniée par les sbires du pouvoir.

Plage de Dhanushkodi, Tamil Nadu, 2018. © Vasantha Yogananthan


“RÉÉCRIRE MA NAISSANCE”

Dans Kometa, où j’ai correspondu avec l’écrivaine et traductrice Elena Balzamo, j’ai tenté d’aller au-delà de ces bruits et d’évoquer ma relation fusionnelle, existentielle, libératrice avec la langue française. 

Extrait : « Savoir comment on écrit en français quand on vient de loin est une variante de la question fondamentale : comment écrit-on ? Si on comprend que les mots sont indissociables des expériences vécues, des émotions, des sensations, que les mots façonnent les idées autant qu’ils sont façonnés par les idées, on comprendra qu’on n’écrit que dans la langue dans laquelle on vit

Écrire en français c’est réécrire ma naissance. Vivre en français, c’est renaître. Le bengali est ma langue d’enfance, d’adolescence, d’innocence. J’ai perdu ma candeur avec le français. De ma langue natale, je suis arrivée à ma langue vitale. Vitale car il m’est désormais impossible de concevoir ma vie dans une autre langue que le français. Je ne suis pas métisse de naissance mais de cultures, écrivant des textes hybrides. » 

« Tour de magie à Nagapattinam », Tamil Nadu, 2018. Tirage noir et blanc repeint. © Vasantha Yogananthan

Un article à retrouver dans le Kometa 9, Ce que raconteront nos enfants.

L’info que j’ai retenue 

Au début octobre, le chef d’État indien ultra-nationaliste hindouiste Narendra Modi a inauguré un timbre-poste et une monnaie commémorative pour célébrer le 100e anniversaire du RSS – Rastriya Sayam Sebak Sangha – une milice ultranationaliste hindouiste fondée en 1925 inspirée de Mussolini, dont Modi est membre à vie, dont un militant a assassiné le Mahatma Gandhi.

Le RSS possède un réseau tentaculaire de groupuscules hindouistes, islamophobes, xénophobes dépassant les frontières du pays, implantés aux États-Unis et en Europe, dont les partisans sont reconnus coupables par la justice d’avoir assassiné la journaliste engagée contre l’extrême-droite Gauri Lankesh (2017) et d’autres activistes rationalistes M. M. Kalburgi (2015), Govind Pansare (2015) et Narendra Achyut Dabholkar (2013). Voici un de mes articles en complément de cette information :

https://www.liberation.fr/planete/2020/03/18/inde-l-hindou-modi-amadoue-son-monde_1782254/ 


La date qui m’a marquée 

11 février 1990. Nelson Mandela est libéré, après avoir été emprisonné pendant vingt-six ans par le régime d’apartheid de Botha en Afrique du Sud. J’avais un peu moins de dix-sept ans. Nous vivions à l’époque dans une banlieue de Calcutta. Le quartier entier est descendu dans la rue, puis s’est rassemblé devant les postes de télévision.

J’étais impressionnée de découvrir un tel engouement pour une personnalité d’un pays lointain chez les gens à qui on prêtait rarement une conscience politique ou une solidarité humaniste universaliste. Le peuple éveillé préserve en lui une puissance de métamorphose inouïe.  


Une raison d’espérer

Les mobilisations massives en France et ailleurs dans le monde contre les injustices sociales, contre les pouvoirs despotiques, néocoloniaux et leurs alliés oligarques me redonnent de l’espoir. Non seulement dans la rue mais présentes aussi dans les textes littéraires. Une nouvelle génération transfrontalière engagée est arrivée et c’est beau à voir !


Le livre et le film que je recommande

La Fin de l’homme rouge. Portrait volcanique, explosif de l’ex-URSS à travers une centaine de voix collectées. Svetlana Alexievitch nous offre une expérience hallucinante, où il n’y a pas une seule vérité unique, les réalités sont multiples, contradictoires et déchirantes. Un chef-d’œuvre.

Amarcord. Parmi autant de chefs-d’œuvre de Fellini, j’ai une tendresse particulière pour celui-ci, peut-être parce qu’il nous ramène à notre adolescence, et que le monde d’adulte éclaté nous apparaît dans tous ses détails crus aussi absurde qu’amusant à travers l’œil du gamin. C’est aussi le rare film politique de Fellini où il expose l’atrocité fasciste.


Une phrase qui m’inspire 

« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » (René Char)

C’est cruel mais il y a aussi la chaleur éternelle.   

La "reko" de Kometa

Triste tigre de Neige Sinno (sortie Folio)

À la parution de ce livre, encensé par la critique, j’ai pensé ne plus pouvoir lire une ligne de plus sur ce sujet douloureux qu'est l'inceste. Et puis la parution de Triste tigre dans la collection Folio, cet été, m’a fait craquer.
Immédiatement happée par l’écriture de Neige Sinno, si juste et claire sur la position de la victime – non pas comme figure figée, mais comme conscience en mouvement, cherchant à comprendre ce qui, dans notre société, peut bien se passer dans la tête de celui qui trouve possibles, voire justifiables ces actes de prédation.
Résister c’est produire d’autres discours et Neige Sinno au fil des pages, en s’appuyant sur de nombreux autres textes littéraires, refaçonne la figure de la victime dans le récit collectif: marquée pour toujours, sans oublier, sans pardonner mais bien déterminée à lancer « sa petite bombe artisanale » comme elle appelle son exploration.

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