Kometa

Bonjour, c’est Léna Mauger, la cofondatrice et rédactrice en chef de Kometa.

Je vous parle d’un livre que j’ai publié, Les Évaporés du Japon, qui vient d’être réédité aux Arènes dans la collection Komon, dédiée au Japon. Face au chaos du monde, son sujet réveille soudain des fantasmes. Et si nous disparaissions ? Mais où ? 

L’archipel nippon est le pays qui compte le plus de disparus volontaires au monde. Pendant plusieurs années, au gré d’aller-retours dans l’archipel, j’ai retrouvé certains de ces évaporés avec le photographe Stéphane Remael. Nous avons publié quelques-unes de ces photographies dans le Kometa spécial Japon. Voici l’histoire derrière l’une d’elles.  

Un homme sans passé

« Par une nuit sans lune, une ombre glisse sous de rares lampadaires. Le faubourg nord de Tokyo s’assoupit dans l’air glacial, bercé par le ronronnement des trains. Adossé aux gratte-ciels, il se réduit à des maisons basses, des trottoirs déserts et quelques vélos en liberté posés contre des voitures bâchées. Le lieu idéal pour se cacher, disparaître, s’évader. Au détour d’une ruelle, se dresse un bâtiment impersonnel, cubique, en béton blanc, barré au frontispice d’idéogrammes signalant son activité. «Société de débarras en tout genre». Autour de trois camionnettes garées devant le dépôt en rez-de-chaussée, des hommes s’affairent à décharger des objets.

L’un, petit, trapu, s’avance dans la pénombre: «Le patron devrait arriver», s’éclipse puis revient une demi-heure plus tard pour nous indiquer un escalier extérieur en haut duquel se tient le quartier général du chef. Tout un capharnaüm de papiers, de vieux ordinateurs, de machines à écrire, de talkies-walkies... Le patron est dissimulé par des piles de dossiers. Soudain, il se lève, corps sec, visage grave, et incline le buste pour se présenter : «Kazufumi Kuni.» Il désigne des tabourets pliables et s’entretient un moment avec mon traducteur de choses incompréhensibles.

Puis, d’une enveloppe nichée sur une étagère, il tire cérémonieusement des feuillets jaunis, déposés un à un, divers papiers et courriers ainsi qu’une carte d’identité. Kazufumi, né le 16 avril 1943. Sur la photo aux traits juvéniles, son regard trahit l’ambition. Pourtant, ces papiers décrivent un homme disparu. Depuis, le visage s’est parcheminé et le nom de famille transformé. Une mutilation phonétique, à la fois cicatrice et métaphore de sa vie.

Un courtier plein d’avenir

Cet homme-là a un jour quitté son foyer pour ne plus jamais y revenir. Comme des milliers de Japonais, hommes, femmes, familles entières, Kazufumi a choisi de vivre en passager clandestin de l’archipel. Pourtant, il en était convaincu, le monde lui appartenait. À 66 ans, il peut se retourner sur un passé bien structuré. Diplômé d’une prestigieuse université japonaise, il exerça le métier de courtier, chargé de la gestion de transactions à risque.

«J’étais un topsellerman [«supervendeur»]!» lance-t-il à l’anglo-saxonne. Élégant et plein d’avenir, l’homme enchaîna les missions. Jusqu’au jour où, après un mauvais placement, il enregistra une perte sèche de 400 millions de yens (3 millions d’euros). Un matin de 1970, sans préméditation ni préavis, il prit le train et se volatilisa. Tout simplement.

Dans un premier temps, il se cacha dans un quartier populaire de Tokyo, chez un ancien camarade d’université. Des semaines durant, les deux hommes partagèrent, en parfaits étrangers, un petit appartement. Cloîtré, Kazufumi devint mutique et entama ainsi son évaporation.

«Je me suis enfui, c’est tout»

L’errance le fit se faufiler dans les interstices de la capitale, où, comme partout ailleurs, se trouvent des employeurs peu scrupuleux. Contraint d’assurer sa survie, il accepta les travaux les plus bas, gagnant quelque 8 000 yens, soit 58 euros par jour, tout juste de quoi couvrir ses besoins vitaux. Tour à tour maçon, manœuvre, plongeur, serveur dans un cabaret, il s’endurcit «physiquement et psychologiquement». Cette vie lui apprit à devenir un vagabond, un homme sans passé. «Je n’ai pas songé à une nouvelle vie, je me suis enfui, c’est tout. S’enfuir n’est pas glorieux. Ni argent ni statut social. L’essentiel est de rester vivant.»  (…)

Après des années d’errance, il parvint à louer anonymement un appartement et découvrit dans les journaux l’existence de sociétés d’aide, capables de dépêcher aux particuliers des benri-ya ou hommes à tout faire.

Ces petites entreprises assurent toutes sortes de services : de l’arrosage des plantes à la promenade du chien en passant par l’expulsion de logements. À 38 ans, en s’inspirant de ce modèle, Kazufumi monta une entreprise modeste, la Société de débarras en tout genre. L’ex-enfant doué décrocha une licence officielle de «débarrasseur», l’autorisant à transporter tout et n’importe quoi. Parti de rien, il commença par les chiens écrasés, cadavres pourris et puants, rongés par la vermine. Ceux dont les passants s’écartent sans les regarder. Surmontant son propre dégoût, il se résigna à remplir ces basses besognes. Il fallait bien survivre. L’expérience le décida à ne reculer devant rien. Kazufumi se chargea ensuite des déchets industriels et électroniques dangereux. Et continua son macabre commerce au milieu de cadavres noyés, déchiquetés en lambeaux humains irrespirables. «Nous sommes au plus bas de la société, alors nous n’avons pas d’états d’âme.»

«Débarras en tout genre»

Mais l’évaporé se forgea une autre activité, tout aussi sombre, clandestine, en se faisant évaporateur. Dès le départ, il n’ignorait rien de la condition de ses futurs clients, hommes et femmes contraints à leur tour de se soustraire au monde. Il n’eut jamais à les démarcher, ils venaient à lui par le bouche-à-oreille et une formule littéralement magnétique: «débarras en tout genre». Quand, au téléphone, les gens évoquaient un «déménagement», Kazufumi comprenait le sens du message. Mais l’évaporateur a toujours soumis les fuyards à un interrogatoire poussé. «Les raisons qui contraignent les gens à s’évaporer sont complexes. Je ne prends pas ceux qui me paraissent louches. Mon père, policier, m’a appris à ne pas franchir la ligne jaune.»

Aujourd’hui, le patron refuse beaucoup de demandes, mais lorsqu’un accord se conclut, tout s’enchaîne très vite. Au crépuscule, surgissent d’étranges déménageurs équipés de couvertures et de rideaux noirs. À la hâte, les fenêtres sont occultées, les meubles emballés. Généralement, les clients ont annoncé un contenu de «trois fois rien». Mais, le moment venu, ils veulent tout emporter, électroménager compris. Kazufumi et ses hommes se font aussi discrets et rapides que possible.

Le patron recommande aux femmes et aux enfants de se mettre à l’abri dès la veille. Le jour de la disparition, seuls les hommes assistent à l’enlèvement. Des entreprises entières sont parfois déménagées. Dans ces conditions, l’équipe doit se montrer encore plus vigilante. Ses hommes troquent leurs chaussures de cuir contre des baskets et cherchent à détecter d’éventuels micros cachés. Pour brouiller les pistes, ils sèmeront des indices comportant une adresse et une destination fictives. Au cours des années 1990, période de grande crise économique, les clients les plus paranoïaques s’armaient de couteaux, de bâtons... «Le jour J, c’est très tendu, ils sont à cran et craignent que des créanciers ne leur tombent dessus. Il peut y avoir des bagarres, des poursuites...»

Un homme entre dans le bureau, chuchote à l’oreille du patron. Les murs sont couverts de croquis: plans de maisons, obscurs gribouillis et esquisses de cartes tracées à la main. «Je déménage surtout des gens de Tokyo à Tokyo. Au Japon, nous ne sommes pas aussi bien référencés que chez vous. C’est plus simple de disparaître.»

https://kometarevue.com/numero/special-japon


L’info que j’ai retenue pour vous

Dans notre numéro spécial Japon, l’incroyable histoire d’un Juste japonais : Chiune Sugihara, consul en Lituanie durant la Seconde Guerre mondiale, il a sauvé des milliers de Juifs en leur permettant d’émigrer dans l’Archipel. 


Une personnalité que j’aime faire découvrir 

Ella Maillart, une championne de ski, voyageuse, écrivaine et photographe suisse, partie seule dans les années 1930 traverser le Caucase et l'Asie centrale russe, avant d'entreprendre un périple de six mille kilomètres de Pékin jusqu'à Srinagar en compagnie de Peter Fleming. En 1937, elle traverse l'Inde, l'Afghanistan, l'Iran et la Turquie pour faire des reportages, puis en 1939, elle part dans une Ford, de Genève à Kaboul, avec une amie qu'elle essaie de libérer de la drogue. De 1940 à 1945, elle passe cinq ans dans le sud de l'Inde auprès de maîtres de sagesse…  Elle a fait du ski et du vélo jusqu'à l'âge de 80 ans. Oasis interdites est l’un de ses plus beaux livres.


Une raison d’espérer

La chute de Bachar al-Assad: la preuve que la tyrannie peut perdre.

Et aussi, ce récent rapport sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie publié par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui dit que les Français «résistent aux discours de haine». Contrairement à ce que clament les prophètes du malheur, la tolérance et l’acceptation de l’autre progressent. À noter que l’année 2024 révèle la plus forte «polarisation générationnelle» de ces dernières décennies : on compte désormais 25 points d’écart entre le niveau de tolérance de la génération née après 1987 (dont l’indice de tolérance ne cesse de progresser pour atteindre un record historique cette année, soit 81) et celui des cohortes nées avant 1966 (à 56).


Le livre que je recommande

La Femme des sables de Kôbô Abé. 


Une phrase qui m’inspire

“Désirer savoir est la forme même de la vie et de l'intelligence.”

Annie Ernaux


A propos de Kometa

Née du choc du retour de la guerre sur le continent européen, Kometa raconte le monde partout où il bascule, de l’intérieur, à travers les regards de celles et ceux qui le vivent. La revue fête sa première année et grandit grâce à vous, en passant de 4 à 6 numéros par an en 2025.

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