11 avril 1989
Cher Peter,
Comment allez-vous depuis notre dernière rencontre à New York, au début de l’hiver 1988 ? Dans ma ville d’Ôsaka, le vent annonciateur du printemps s’est levé. Les projets dont je vous avais parlé sont proches de l’achèvement. Ces dernières années, nous avons noué des relations amicales et, durant cette période, quelque chose n’a cessé de me frapper. C’est votre propre attitude – cette intensité de réflexion avec laquelle vous faites face aux problèmes. Je crois comprendre que, selon vous, la pensée est au cœur de toute lutte. Bien sûr, je m’efforce moi aussi de faire de la pensée mon propre point de départ. Je sens qu’il est nécessaire de poursuivre mon questionnement sur des thèmes fondamentaux afin d’ouvrir de nouvelles perspectives à l’architecture. Il me semble que nous partageons le même sentiment, et que mon propre point de vue rejoint votre conception de l’architecture.
En dépit de cette compréhension mutuelle, votre travail et le mien divergent manifestement dès le premier abord. J’éprouve un grand intérêt autant pour cette similitude que pour cette différence. Peut-être avez-vous le même sentiment ? J’aimerais vous poser quelques questions à ce sujet, et c’est pourquoi je vous écris.
Un jour, au cours d’une conversation, vous avez évoqué la perception japonaise de la nature et le thème de la raison orientale. Et comme vous le savez, j’ai poursuivi ma réflexion sur la nature et la géométrie en tant que fondements de l’architecture. J’ai l’impression que nous pourrions débattre avec profit de ces questions.
Il me semble qu’au cours de ces dix dernières années le postmodernisme, les théories sur le style et la forme qui se sont répandues dans le milieu de l’architecture ne sont plus aptes à apporter de réels changements dans ce domaine. C’est pour cette raison qu’à mon avis il faut reconsidérer en profondeur le thème fondamental du rapport de l’homme à la nature, et dépasser le stade de paralysie actuel.
En Occident, l’idée d’architecture a tenu lieu de métaphore de la raison humaine. En outre, l’objectif de la raison occidentale a été la domestication et la conquête de la nature. Cependant, à l’heure actuelle, n’est-il pas nécessaire pour nous tous, à travers le monde, de découvrir une relation différente entre l’homme et la nature ?
Il va sans dire que je suis japonais. Mais, du point de vue de la culture et de la civilisation occidentales, j’occupe sans doute une position marginale dans mon pays. Je me suis souvent demandé pourquoi vous, Occidentaux, manifestiez de l’intérêt pour mon architecture. Bien sûr, il y a un penchant orientalisant, exotique dans cet intérêt, mais ce n’est certainement pas la seule explication. De toute évidence, la vision qu’a le monde occidental des problèmes auxquels il est confronté et la mienne ont quelque chose en commun. Mon architecture s’avère sans doute stimulante pour ceux qui recherchent de nouvelles relations possibles entre l’homme et la civilisation, la culture et la nature.
Je me répète, mais je cherche à poser le problème de l’homme et de la nature par le biais de l’architecture. À la base de ma réflexion, il y a la conception japonaise traditionnelle de la nature qui s’est cristallisée en moi. Les Japonais d’antan accordaient la même valeur au « moi » et à la « nature ». Cela revient, d’après moi, à vider le « moi » de sa substance et à le rapprocher de la nature. L’expression « vivre naturellement », très courante, représente à nos yeux un état idéal. On voit bien que l’idée de nature est profondément enracinée dans l’univers quotidien des Japonais. La vie et la mort des hommes font partie des processus naturels, et lorsque l’homme est « naturalisé », il est assimilé à la nature et rendu immuable. Ce qui rejoint, à mon sens, la conception bouddhiste du nihilisme connue sous le nom de mujôkan (néant).
Toutefois, cette conception traditionnelle de la nature est désuète. Comme vous le savez, nous ne vivons plus dans le Japon traditionnel. L’ancien idéal d’une vie assimilée à la nature est plus proche du mythe que de la réalité. Parallèlement aux changements survenus dans la culture et la civilisation humaines, la nature connaît elle aussi, et au même rythme, un changement qualitatif. L’environnement dans lequel je vis n’est-il pas en partie similaire au vôtre ? Dans un tel contexte, je pense que la relation entre l’homme et la nature doit inévitablement changer.
Plutôt que d’opérer un rapprochement avec la nature telle quelle, je cherche à transformer le sens de la nature par le biais de l’architecture. Le processus a consisté à rendre la nature abstraite grâce à l’architecture. Je crois que lorsque cela se produira, l’être humain pourra découvrir de nouvelles relations avec la nature. Je souhaite construire une architecture dans laquelle l’homme ne dominerait pas une nature fragmentée au hasard, mais où la confrontation entre homme et nature maintiendrait une tension entre eux. Seule la préservation de cette tension peut stimuler la sensibilité propre à l’être humain, et lui permettre de s’accomplir.
La nature n’est pas l’opposé de la raison. Elle est l’état originel auquel l’homme se réfère. En y ajoutant l’intervention humaine, on dépasse l’esthétique préétablie, et l’on se donne l’opportunité d’aborder le pourquoi de l’existence humaine. Telle est, pour moi, la signification de l’acte de «construire».
J’ai longuement écrit, et mes réflexions ne sont peut-être qu’une autojustification. Ou bien peut-être ne sont-elles pas compréhensibles dans un contexte occidental. C’est justement la raison pour laquelle j’aimerais avoir votre avis sur le sujet. J’aimerais être confronté à vos réflexions qui représentent pour moi ce qu’il y a de meilleur dans le savoir occidental.
Je me réjouis à l’avance d’avoir votre opinion. J’espère vous revoir bientôt.
Sincèrement,
Andô Tadao
11 juin 1989
Cher Tadao,
Votre lettre est très stimulante pour moi et contribue à cristalliser, ou du moins à relever, les différences entre nos travaux.
Pour moi, plusieurs thèmes semblent former la substance de vos questions. L’un d’eux est votre idée de vaincre notre paralysie sur la question fondamentale de l’homme et de la nature. Pour moi, il est important de nier toute chose comme étant fondamentale. Le fondamental, vu comme une valeur plus essentielle ou prioritaire, induit l’idée de hiérarchie existant dans tout système de classification traditionnelle.
Une fois disparue la notion dehiérarchie, l’idée du fondamental disparaît aussi. En outre, considérer la relation homme/nature comme fondamentale revient à perpétuer la paralysie inhérente à cet ordre, car l’idée de fondamental reste confinée au système de classification traditionnelle. La relation homme/nature doit donc être considérée suivant d’autres directions. D’abord, elle peut s’établir de manière non dialectique et, ensuite, sans voir en l’homme ou en la nature des objets d’analogies anthropomorphes ou biomorphes dans le développement de la forme.
En un sens, l’architecture a toujours reflété (ou été la métaphore de) la cosmologie. La cosmologie occidentale s’est référée, depuis la Renaissance, à la raison humaine, c’est-à-dire à la science et à la technologie modernes dominant le naturel. Selon moi, l’architecture ne devrait plus être uniquement une métaphore de la raison humaine, et donc ne plus symboliser seulement la victoire sur la nature.
Un glissement s’est produit dans la cosmologie : les sciences modernes – la biologie, la physique, la génétique, l’écologie – étaient toutes fondées sur la problématique du naturel. À présent, les centres d’intérêt de la science moderne se sont déplacés vers les problèmes de l’information: son contrôle, son traitement et son stockage, les systèmes d’intelligence artificielle, les robots, les clones, etc. Tous ces domaines situent les problématiques actuelles dans l’aire de l’information et non dans celle de la technologie ou de la raison. Cela ne signifie pas que la technologie et la raison n’ont plus d’importance, mais elles ne sont plus considérées comme prioritaires, et par là même ne nécessitent plus l’énergie symbolique et métaphorique de l’architecture.
L’architecture continuera à protéger l’homme de la nature sans avoir besoin de symboliser ce rôle.
Ensuite, vous écrivez que la conception traditionnelle de la nature est en elle-même inappropriée, que la nature a changé, et que la relation entre l’homme et la nature doit donc changer. Selon vous, cela signifie rendre la nature abstraite par le biais de l’architecture. C’est une orientation possible, mais qui soulève la question de ce que vous entendez par abstraction.
Si l’abstraction signifie la réduction des possibilités, qu’elles soient sémantiques ou formelles, alors cela devient problématique pour moi. À mon sens, la nature ne s’oppose pas à la raison ; de même, je ne pense pas qu’elle soit l’état originel auquel l’homme se réfère.
Enfin, vous dites que seul le maintien de la tension entre l’homme et la nature
ravivera la sensibilité de l’homme et lui permettra de réaliser son moi. Selon moi, c’est seulement lorsque l’architecture redeviendra le dépositaire de la réalité, pas seulement de l’ancienne réalité mais aussi des nouvelles réalités, que nous continuerons à être sensibles à l’environnement physique. La question pour nous est de savoir quelles sont ces réalités, et quelle architecture les incarne. Pour moi, ces réalités sont complexes et requièrent une architecture dense, complexe. Mais pour vous, c’est une architecture apparemment simple (bien qu’en fait elle ne le soit pas), qui exprime une telle réalité. Je pense que l’opposition de la simplicité formelle apparente et de la complexité formelle apparente pourrait être une façon d’aborder la question de nos différences. Une autre approche serait d’appréhender votre travail comme la symbolisation apparente de la raison, par opposition à une situation arbitraire, ou à l’acceptation de l’arbitraire dans la logique de mon travail. Et enfin, de quel sens sont porteuses les constructions formelles, et que signifient-elles dans votre travail par rapport au mien. Je vous laisse avec ces quelques questions.
J’attends avec impatience votreprochaine lettre et espère vous revoir bientôt.
Mes meilleurs souvenirs à Yumiko.
Sincèrement,
Peter
Cette correspondance privée est reproduite avec l’aimable autorisation de Tadao Andô. Elle a été publiée dans Tadao Andô, pensées sur l’architecture et le paysage de Yann Nussaume (Le Moniteur, 1999 ; Arléa, 2014, avec une traduction de l’auteur et de Carine Cheval).
28 juin 1989
Cher Peter,
Ici, comme tous les ans, la pluie continue à tomber comme un voile. La neige met en valeur votre maison, les murs de la mienne absorbent l’humidité, ce qui adoucit ses angles.
J’ai bien reçu votre réponse. Votre prise de position selon laquelle, actuellement, à une époque de mutation dans les paradigmes, les formes architecturales sont elles aussi amenées à changer, a constitué pour moi un sujet de polémique très stimulante.
Je porte un regard admiratif sur votre activité architecturale. Toujours, vous démantelez et dépassez même vos travaux les plus récents, cherchant constamment à disloquer les concepts déjà connus. Ne seriez-vous pas un révolutionnaire absolu, refusant à jamais de s’asseoir dans l’autorité ? Ce que j’attends de savoir, c’est jusqu’où ira ce jeu de l’intellect, cette poursuite extrême du parallèle entre architecture et langage dans laquelle vous avez mis tant de passion ?
Mon activité est peut-être l’exact contraire de la vôtre. Pour le redire avec mes propres termes, votre architecture semble être mue par un désir d’affûter à l’extrême la raison et de transpercer la sensibilité humaine. À l’opposé, mon architecture vise à ébranler cette construction métaphysique qu’est la raison en réveillant la sensibilité contemporaine latente.
J’ai profondément ressenti cette différence d’orientation entre nous lorsque vous avez évoqué le terme d’« abstraction » dans votre dernière lettre.
Je ne peux saisir précisément les nuances du mot anglais reduction. Cependant, l’« abstraction » n’est pas, à mon sens, orientée vers la réduction des choses. Lorsque j’entreprends de « rendre abstrait par le biais de l’architecture », je cherche à modifier ma perception du réel (qui est sans doute différente de la vôtre), et à la rendre plus riche et plus variée. Par conséquent, l’« abstraction » ne peut être en l’occurrence réduction de la forme, ni du sens.
À l’instar de vos jeux extrêmes, je suis à la recherche d’une architecture englobant une réalité plus dense et plus complexe par la simplification accrue des formes que j’ai sous les yeux, autrement dit par l’adoption d’une expression simple. Grâce à notre correspondance récente, j’ai pu mesurer assez précisément la distance qui nous sépare, ce qui s’est avéré très enrichissant. Même si nos approches sont à première vue totalement différentes, je pense que certains points de rencontre et de contact pourraient émerger entre vous, qui poursuivez avec délectation votre réflexion sur l’architecture, et moi. Cela ne se réduira peut-être qu’à un instant. Cependant, c’est en visant cet instant que, de là où je me trouve, je cherche à édifier ma propre conception de l’architecture.
D’ici là, j’espère que votre énergie pleine de jeunesse continuera à me stimuler.
Amicalement,
Andô Tadao
P.-S. J’aimerais vous laisser avec la question suivante. Dans un monde où les données de la connaissance seraient modifiées, l’architecture pourrait-elle encore être la métaphore de quelque chose ? Ou ne devrait-on pas désormais lui interdire avant tout d’être une métaphore ?