Par Kaoutar Harchi
Elle a écrit sur le colonialisme, le racisme, le sexisme, le mépris social. Sur les rapports de pouvoir entre les corps et les identités. Un beau jour, les bêtes sont entrées dans son champ de vision. La sociologue Kaoutar Harchi explore un autre angle de la domination : celle que l’humanité exerce sur les animaux. Et si, à travers eux, on comprenait mieux les hiérarchies qui fondent nos sociétés ?
Cet article est extrait du Numéro 10 de la revue Kometa.
Photographies de NIKITA TERYOSHIN
Basé à Berlin, le photographe russe Nikita Teryoshin commence sa série « Life Sentence » en 2022. Il se penche sur le traitement des animaux en cage (jusqu’à ce jour en Allemagne, en Suisse et au Portugal) et interroge la notion et l’existence même des zoos « qui trouvent leur origine dans le passé colonial des pays européens », déclare-t-il. « Les choses ont changé, mais un débat important subsiste. La plupart des bêtes qu’on trouve dans les zoos ne sont pas menacées de disparition, l’argent dépensé pourrait donc contribuer à en protéger bien davantage dans leur milieu naturel. L’argument éducatif est également difficile à accepter, car la plupart des animaux se comportent de manière étrange en raison de leur captivité, de leur environnement artificiel et de l’espace insuffisant dont ils disposent. Certains grands singes ont un QI équivalent à celui d’un jeune enfant, peuvent apprendre des langues. On peut par exemple se demander si l’Homo sapiens devrait ainsi garder en cage ses plus proches parents, tels que les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans. »
Je me suis longtemps intéressée à la littérature en tant que sociologue. Ma thèse, à l’origine du livre Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pauvert, 2016), portait sur la manière dont les écrivains algériens dits « francophones » pouvaient atteindre une forme de consécration au sein du champ littéraire français. J’y montrais à quel point la dimension raciale joue un rôle structurant dans l’institution des lettres, que ce soit dans les processus de domination ou dans les formes de résistance. C’est à cette époque que j’ai lu les textes de Jacques Derrida sur le décret Crémieux1, le colonialisme, l’exil, la langue. À travers mes recherches, j’étais tombée sur son texte Che cos’è la poesia? Une phrase m’a marquée : « L’animal jeté sur la route, absolu, solitaire, roulé en boule auprès de soi [qui] peut se faire écraser [...] ».
Cette image du hérisson, roulé sur lui-même au bord de la route, jeté là comme un être négligeable, a déclenché quelque chose. Une forme de sidération d’abord. Et puis un déplacement intérieur. Par le surgissement de cet être vulnérable s’est amorcé un lent glissement. Je me suis ouverte à un monde autre. J’ai tenté de faire entrer ce monde dans mon monde.
Dans mes recherches, les corps ont toujours occupé une place centrale. Les corps dominés, les corps racialisés, les corps sexualisés. Les œuvres de Frantz Fanon, d’Achille Mbembe, de Colette Guillaumin ou de Christine Delphy frôlent la question animale mais sur un mode métaphorique: l’animalisation des esclaves, la naturalisation des femmes, la bestialisation de la sexualité des femmes non blanches, etc. L’« animal », dans ce cadre, sert d’image, de comparaison, il n’est pas encore pleinement regardé pour lui-même.
“Les animaux portent des savoirs que nous avons refoulés à force de vouloir les dominer.”Un lien de vulnérabilité
Avec Ainsi l’animal et nous (Actes Sud, 2024), j’ai voulu prolonger cette réflexion en liant l’animalité de la race et du genre, notamment, à une approche matérialiste des existences animales. J’ai cherché à penser le corps des animaux, penser ce qu’il devient. Penser les animaux, non plus comme figures, mais comme êtres vivants, êtres sentients 2, empêchés de vivre leur vie. J’ai découvert, en les approchant de plus près, un double processus d’animalisation: celui que certains humains imposent à d’autres humains, et celui qui est imposé aux animaux. Les deux sont liés. Ils s’entrelacent, se renforcent.
Cela m’a obligée à explorer autrement les formes de domination. À considérer la souffrance animale non comme une lutte parmi d’autres, mais comme une matrice à partir de laquelle repenser les hiérarchies sociales dans leur ensemble. Observer ce que vivent les animaux – je pense aux animaux d’élevage, aux poissons notamment –, c’est mesurer l’ampleur de notre violence, des massacres perpétrés sans en avoir l’air, avec innocence. Parce que les animaux ne seraient « que » des animaux.
Dans ce « que », il y a toute l’essence de la violence. La violence totale. C’est pour cela que je parle de lien. Un lien profond fait de vulnérabilité. Les animaux et nous partageons cette vulnérabilité. J’aime cette phrase de J. M. Coetzee dans Elizabeth Costello : « Un moineau abattu de sa branche par un lance-pierre, une ville anéantie par les bombes, qui oserait dire quel est le pire? » Être vulnérable: c’est cela le point commun. Non pas une essence commune, mais une position partagée, face aux violences du monde.
Ces violences ont un nom : capitalisme, colonialisme, patriarcat, spécisme. Elles frappent les humains comme les animaux. Elles oppriment, elles exploitent, elles dévorent. Et dans cette communauté de blessures, nous devons promettre la solidarité aux animaux. Car si les animaux sont nos meilleurs amis, comme on aime à dire, je crois que nous ne sommes pas encore les leurs.
« Vous savez »
Observer la manière dont les animaux résistent, c’est aussi apprendre de nouvelles formes d’opposition. Une morsure, un coup de corne, un cri, une fuite: ce sont des actes. Des gestes de refus. L’expression d’une volonté de vivre. Résister ne prend pas toujours la forme de la parole, du manifeste, du soulèvement spectaculaire. Il y a des résistances discrètes, têtues, physiques. Des résistances animales. Et il y a ce que nous avons choisi d’oublier. L’entraide, la coopération, l’échange interespèces. Des comportements que nous avons longtemps niés parce qu’ils ne servaient pas le récit de la compétition, du plus fort, du plus apte, du plus puissant. Mais ils existent. Les animaux portent des savoirs que nous avons refoulés à force de vouloir les dominer. En refusant de les voir, nous avons appauvri notre compréhension du monde.
Dans mon parcours, un animal en particulier me touche: le chien. Je pense aux chiens de mon enfance, ceux que je croisais lors des longs trajets en voiture, avec mes parents, vers le Maroc. Trois jours de route, des haltes sur les parkings, les aires d’autoroute. Et là, toujours, des chiens errants. Affamés, assoiffés, maigres jusqu’à l’os. Un jour, quelqu’un m’a dit qu’ils avaient été abandonnés. Abandonnés, comme le sont parfois les enfants. Cette phrase m’a traversée. Elle est restée en moi. Elle a modelé mon regard.
Je crois que ce que nous faisons aux animaux ressemble, à bien des égards, à ce que nous avons fait – et faisons encore – à d’autres humains. Il y a dans cet aveuglement une forme de volonté. Nous savons, mais nous ne voulons pas savoir. Dans Ainsi l’animal et nous, je répète souvent: « Vous savez.» Parce que c’est vrai: nous savons. Nous savons ce qu’il en coûte à ces animaux de vivre parmi nous, ou à côté de nous. Mais nous avons appris à détourner le regard.
Un changement est-il possible ? Oui, au moment même où cette conscience affleure, quand nous cessons de faire comme si nous ne savions pas. Il y a un parallèle à établir avec la colonisation. Décoloniser, ce n’est pas seulement mettre fin à une domination politique. C’est transformer un rapport au monde, à l’altérité, à la vie. Peut-être qu’apprendre à regarder un animal autrement, c’est déjà commencer à dé-spéciser son regard.