Par Ksenia Bolchakova
Où est-il ? Neuf mois que Katia Kholodnikova est sans nouvelles de son frère jumeau, Andriy, jeune soldat ukrainien parti combattre l’invasion russe. Jusqu’à ce texto venu du camp ennemi. Le début d’une incroyable correspondance entre victime et bourreau. En reportage à Kyiv pour l’agence Capa, la réalisatrice Ksenia Bolchakova est bouleversée par ce face-à-face, qui interroge la possibilité du deuil et la soif de justice.
Cet article est extrait du Numéro 3 de la revue Kometa.
« Une seule question: AVEZ-VOUS ENTERRÉ VOTRE FRÈRE ? » La seconde partie de la phrase est en majuscules. Katia Kholodnikova vacille. On est le 1er décembre 2022. Cela fait neuf mois qu’elle est sans nouvelles de son frère jumeau, Andriy, porté disparu dans le Donbass où il combattait depuis l’invasion à grande échelle lancée par Vladimir Poutine, le 24 février 2022. Elle relit le message des dizaines de fois. « Une seule question: AVEZ-VOUS ENTERRÉ VOTRE FRÈRE ? » Le SMS vient d’un numéro de portable russe, indicatif +7, lancé depuis le camp ennemi.
Katia est dentiste, a 26 ans et une passion pour l’informatique. De Kyiv, où elle s’est installée trois mois plus tôt, elle parvient en quelques minutes à localiser l’expéditeur. Il écrit depuis un bled paumé de Sibérie orientale, dans le Grand Nord de ce grand voisin qui a envahi son pays. Elle croit à un canular. « Qui vous dit que mon frère a besoin d’être enterré ? » Son portable vibre aussitôt. Une capture d’écran. Celle d’un texto désespéré qu’elle a envoyé à son jumeau à la mi-mars 2022 : « Tu comprends que mon cœur se déchire ? Réponds-moi s’il te plaît. » Ce jour-là, Andriy ne donnait plus de signe de vie alors que son statut indiquait « en ligne » sur la messagerie WhatsApp. À ce moment-là, elle y croyait encore. Elle se disait: il est vivant. Peut-être blessé, quelque part. Prisonnier. Mais vivant. Son téléphone a dû être confisqué, récupéré par quelqu’un, qu’importe tant que le « en ligne » s’affiche. Et voici que la capture d’écran revient comme un boomerang, que ce « quelqu’un » fait irruption dans sa vie. Et ainsi, dans la mienne.
En mai 2023, alors que j’enquête en Ukraine sur les crimes de guerre commis par l’armée russe pour un documentaire, une amie me dit: « Je connais une femme qui a perdu son frère, une histoire compliquée, il faut absolument que tu la rencontres. » J’ai l’essentiel de mon tournage en boîte et une demi-journée à perdre. Katia vit aux confins de la banlieue de Kyiv. Un trajet d’une heure intra-muros. Dans les grandes villes anciennement soviétiques, des dizaines de kilomètres séparent le centre des cités-dortoirs, fourmilières immenses conçues pour l’autarcie, forêts de tours moches tentant d’attraper les nuages.
Katia vit au rez-de-chaussée d’un immeuble d’une vingtaine d’étages. L’unique fenêtre, en cuisine, donne sur une aire de jeux colorée. Des enfants se chamaillent sur le terrain de basket, d’autres s’essoufflent à faire des passes au son des sirènes qui annoncent de possibles frappes aériennes. Katia les observe, cachée derrière un épais rideau en dentelle. Elle fume. Beaucoup trop depuis le 24 février 2022. Elle a perdu du poids. «Une dizaine de kilos, pas plus », murmure-t-elle. Comme si la douleur lui effaçait le corps. Une chute libre.
“Si ce n’est pas Andriy, alors qui utilise le téléphone de mon frère?”J’enlève mes chaussures et glisse mes pieds dans les chaussons rose bonbon à talonnettes qu’elle a préparés pour moi. Les couloirs sont étroits et se cognent aux murs. Katia partage son petit appartement avec ses parents. Son père, Konstantin, gynécologue, en retraite forcée après un AVC survenu lors des bombardements russes. Sa mère, Irina, belle blonde fanée, engoncée dans un sweat à capuche trop grand pour elle dont rien ne dépasse, si ce n’est un bout de visage creusé par la perte du fils.
Les parents de Katia ont fui les zones de combat au printemps 2022. Ici, ils ne savent pas trop où se mettre. Deux chats sphinx en manteaux de laine s’enlacent sur un fauteuil. Une grande armoire renferme tout ce qu’il reste de trésors à la famille. Des draps dépassent des rangements, signe qu’ici on dort chaque nuit en sandwich, avant de disperser les couchages aux quatre coins de la pièce le matin venu. Nous nous installons sur un bout de canapé. Katia se force à faire bonne figure. Le café qu’elle avale par litre l’encourage au récit. Sa langue fourche. Naturellement, c’est le russe qu’elle emploie. Sa langue maternelle, dit-elle, gênée.
Le russe est aussi ma langue maternelle. Avec une pointe d’accent moscovite que je n’arrive pas à dissimuler. Un échange de regards suffit à mettre les choses au clair. Cette part de nous, ce que nous avons en commun, sera mise de côté le temps de l’interview. De nos identités écorchées naît une complicité inattendue. Face à ma caméra, elle s’exprime en ukrainien. Non pas pour s’éloigner de moi, mais pour se différencier de l’homme qui a tué Andriy. Je retiens mon souffle. Appuie sur Rec. La lumière rouge sous mes doigts enveloppe chacun de ses mots.
Andriy Kholodniakov était son frère jumeau. Son meilleur ami. Elle, menue et brune, de faux airs d’Angelina Jolie ; lui, grand, blond et musclé. « Il sentait le blé et la sueur des braves. » Ça, c’est elle qui le dit dans une ombre de sourire. « Il sentait. » L’usage du passé lui fend le cœur. Elle est lumière et deuil. Dans un monologue ébréché par quelques sanglots, elle déroule toute la chronologie. Andriy parti combattre, les derniers messages qu’il lui envoie sont : « Vivant », « Vivant », « En bonne santé, petite sœur. » Elle lui adresse en retour : « Je prie pour toi, mon frère, je prie de toutes mes forces. »
Arrive le 13 mars 2022. « Nous nous sommes parlé vers 4 heures et demie du matin. Puis j’ai eu un très mauvais pressentiment et j’ai commencé à lui écrire frénétiquement. D’abord, il a répondu. Et après, plus rien. » Le silence la ronge. Katia publie des avis de recherche sur les réseaux sociaux. Au bout d’une semaine, elle réussit à joindre le commandant d’Andriy, qui lui raconte la fureur des combats. « Katia, Andriy s’est connecté avec une radio en disant qu’il avait été blessé au bras et à la jambe et qu’il ne pouvait plus se lever. On lui a répondu : “Nous ne pouvons pas t’évacuer pour le moment à cause des frappes. Cache-toi quelque part et on viendra te chercher ce soir.” » 200 mètres à peine séparent Andriy du reste de son bataillon. Le commandant ukrainien et ses hommes, une cinquantaine encore debout, font face à deux cents soldats russes dans les environs de Volnovakha, un village de la région de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine. Ils finissent par fuir. Quant à Andriy, personne n’est jamais venu le chercher. « Il est soit en captivité, soit dans une fosse commune», conclut le militaire.
Katia s’accroche à la première option. Elle continue d’observer le statut de son frère sur WhatsApp. « En ligne. » Toujours. Grâce à un contact au sein des services de renseignements ukrainiens, la jeune femme obtient les localisations GPS où le téléphone a borné. Du 13 au 25 mars, il est entre Volnovakha, Vuhledar et Petrivka. Le 16 avril, il apparaît à Polohy, puis le 17 à Houliaïpole, et enfin, le 22 avril, à Fedorivka. Autant de théâtres de combats acharnés, à l’est du pays. Impuissante, elle suit le déplacement du portable et une question commence à l’obséder : « Si ce n’est pas Andriy, alors qui utilise le téléphone de mon frère ? »
Deux mois passent dans l’attente de nouvelles qui ne viennent pas. Le 12 mai 2022, Katia tombe par hasard sur un décret présidentiel publié sur Internet : une liste de soldats décorés à titre posthume pour leurs faits d’armes. Son frère y figure. La famille n’a pourtant reçu aucune notification officielle de décès. Aucun représentant du ministère de la Défense n’a daigné frapper à leur porte pour les prévenir. Elle enrage. Réclame de consulter le dossier militaire. Elle y découvre la date et le lieu de décès d’Andriy : « Mort le 13 mars 2022, dans le village de Mykilske, chef-lieu de Volnovakha, région de Donetsk. » Une bourgade de 1922 âmes avant la guerre et dont il ne reste presque plus rien. Une partie d’elle refuse d’y croire. Après tout, ses parents et elle n’ont jamais récupéré le corps. La déchirure est brutale, elle se sent amputée et à la fois condamnée à l’impossible deuil. C’est au moment où elle s’y attend le moins qu’elle reçoit : « Une seule question: AVEZ-VOUS ENTERRÉ VOTRE FRÈRE ? »
Un étrange et invisible miroir
Elle veut insulter l’expéditeur. Se retient, animée par un étrange instinct. L’impérieux besoin de découvrir ce qui est arrivé. Ce 1er décembre 2022 démarre une correspondance qui va durer près de deux ans. « Vous êtes qui, vous ? Vous avez le téléphone de mon frère ?
— Non, je ne l’ai plus. Je suis juste curieux de savoir s’il a été enterré.
— Pourquoi voulez-vous le savoir ?
— Je n’arrive pas à dormir, je n’arrête pas de rêver de ton frère. »
Il la tutoie. Elle oscille: faut-il rompre ce lien ou l’entretenir ? Elle choisit le lien. Tordu, mais nécessaire. « Comment tu t’appelles ? demande l’inconnu.
— Ekaterina.
— Je peux t’appeler Katia?
— Vous pouvez.
— Katia, je voulais te répondre à l’époque, lorsque tu m’as écrit et que tu m’as demandé de te répondre. Je ne pouvais pas. J’étais encore là-bas, en Ukraine. »
À son tour, elle s’empare du « tu ». « Tu as vu mon frère en vie ?
— Oui. Il était blessé, il continuait à tirer sur nous. Il n’a pas voulu se rendre. Je lui ai personnellement ordonné de déposer les armes.
— Tu lui as tiré dans la tête?
— Blessures multiples, incompatibles avec la vie.
— Mais ne me parle pas de façon officielle ! Dis les choses, ne joue pas sur les mots.
— Tête, corps.
— Il portait un gilet pare-balles, putain! Tu es sûr de l’avoir touché à la tête?
— Le gilet ne sauve pas lors de combat rapproché. Je suis vraiment désolé. »
« Incompatibles avec la vie », ça veut dire « mort ». Et tandis qu’ils s’écrivent, aucun des deux n’emploie le mot « mort ». Lorsqu’elle me fait lire les messages, je comprends que ce mot est absent. Comme s’ils en avaient peur tous les deux. J’imagine un étrange et invisible miroir dans lequel ils se regardent. Leur façon de s’accrocher l’un à l’autre, revivant chacun de leur côté les derniers instants d’Andriy. La conversation tourne en boucle : « Il ne voulait pas se rendre... Il aurait pu survivre s’il n’avait pas été aussi têtu. Je n’ai pas eu le choix. C’était de sa faute... On a toujours le choix, il était blessé, inoffensif... Il fallait prendre ce satané village. J’espère qu’après t’avoir parlé il ne reviendra plus me hanter... »
Katia devient prisonnière de l’attente du prochain message. La confession du Russe devient agressive.
« As-tu déjà tué quelqu’un ? lui lance-t-il.
— Non, je suis médecin, je soigne les gens.
— Ton frère était mon premier. Les suivants sont passés comme une lettre à la poste. »
Elle encaisse. L’homme dit s’appeler Timour, être d’origine bouriate et ancien militaire ayant participé à l’invasion de l’Ukraine. Il affirme avoir fini son contrat avec l’armée russe et être rentré au pays en mai 2022. Un soir, il l’appelle en vidéo. Le visage en larmes de Katia dans un coin de l’écran est tout petit. Celui de Timour occupe tout l’espace. Il fume. Réajuste son bonnet couleur camouflage, relique de ses années de service, dit-il. Il fait froid là où il est, quelque part en Sibérie. Derrière lui, il y a un conteneur. Logement typique des ouvriers du Nord qui s’échinent à la tâche. La « vakhta », en russe, ce travail en rotation sur des sites stratégiques gaziers ou pétroliers. Une semaine de jour, une semaine de nuit. Elle lui demande encore et encore s’il est certain d’avoir vu son frère en vie puis mort. Il répond : « Ça fait cent fois que je te le dis », avant de livrer quelques détails. « La bataille a duré deux jours. Ton frère est mort le premier jour. Il n’a pas réussi à parcourir les 200 mètres qui le séparaient de l’école où il pouvait se mettre à l’abri ; les autres qui étaient dans l’école s’en sont sortis. Nous, nous sommes restés un jour de plus dans le village, puis notre brigade d’infanterie s’est dirigée vers la région de Zaporijjia. Ensuite, une autre brigade est arrivée à notre place pour mener des opérations de nettoyage. »
Il lui présente ses excuses, lui dit qu’il la trouve jolie et qu’elle ne ressemble pas à une nazie. Il lui demande pourquoi les Ukrainiens interdisent aux russo-phones de parler le russe. La famille de Katia est russophone. Elle s’emporte. « Personne ne nous interdit de parler telle ou telle langue. » « Nous sommes libres et vous, vous êtes des esclaves et des assassins. » Elle tente d’enregistrer l’appel, mais n’y arrive pas. Clique de toutes ses forces sur les boutons de son portable et parvient à saisir quelques captures d’écran du visage de Timour.
Les jours qui suivent, elle l’inonde de textos. « Cela fait deux jours que je pense à notre conversation. Je crois que ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi lui tirer une balle dans la tête s’il était déjà blessé ? Non, putain, tu dois aller lui tirer une balle dans la tête. Pas dans l’autre main avec laquelle il tient son arme, mais dans sa tête, putain. Tu ne peux pas aller tirer sur des adversaires plus forts, qui bougent et qui courent ou sur les snipers. On en avait pourtant des snipers. Non, bien sûr, c’est plus facile de s’en prendre à quelqu’un qui est couché... Pourquoi ne pas l’avoir fait prisonnier de guerre ? Ne pense pas qu’en me parlant tu te sentiras mieux. J’espère qu’à partir de maintenant tu ne rêveras plus seulement de son visage, mais aussi du mien. » Il répond. Oui, il voit aussi son visage en rêve et il est si beau.
Je demande à Katia de me montrer les messages. De me relire plusieurs fois leur conversation, fil ténu, dernier lien qui la relie à son frère. Sa bouée de sauvetage. Son index s’arrête souvent sur la capture d’écran du visage du Russe.Le tueur, dont elle ne connaît ni le véritable nom, ni l’histoire.
À ce stade de l’interview, je n’arrive plus à filmer. Mes mains tremblent aussi fort que les siennes. La caméra fait des allers-retours entre ses yeux et mes pieds. Je repense à ce que m’a dit mon amie : « C’est une histoire compliquée. » C’est bien plus que cela. La relation entre Katia et Timour se situe dans cette zone grise où se côtoient et survivent ensemble, accrochés les uns aux autres, victimes et bourreaux d’un conflit fratricide dont personne ne sortira indemne. Moi y compris.
Journaliste française d’origine russe, avec toute la culpabilité que m’imposent mes racines ; moi, qui étais là pour recueillir un énième témoignage, je décide de sortir de mon rôle et propose à Katia d’identifier l’inconnu grâce à des outils disponibles en sources ouvertes sur le Web, notamment, des logiciels de reconnaissance faciale dont je me sers souvent lors de mes enquêtes. Je vois son premier sourire. Un hochement de tête qui dit « bien sûr, je veux en savoir plus ». Immédiatement, elle me fait suivre l’intégralité des éléments qu’elle a réussi à collecter. Les captures d’écran, les localisations GPS soigneusement répertoriées, leurs échanges de textos. En guise d’au revoir, nous fumons une cigarette en silence, puis je quitte son petit appartement, ses parents meurtris, ses chats sphinx et l’air irrespirable du deuilqui les étouffe. La boule au ventre et une mission que je n’ai pas le droit de foirer.
“Ton frère était mon premier. Les suivants sont passés comme une lettre à la poste.”Archétype du combattant
De retour à Paris, je lance de multiples recherches. Au début, ça ne donne pas grand-chose. Je tombe sur des profils fermés sur VKontakte, le Facebook russe, les soldats ayant interdiction totale de publier sur les réseaux. Je persiste sur le site Findclone (« trouve ton clone »). Et là, en trois clics, comme par magie, toute la vie du soldat s’ouvre à moi. Son village de naissance, ses premières conneries, ses baignades à poil avec des copains alcoolisés, ses premiers baisers, son premier grand amour, la naissance de leurs gosses et son engagement dans l’armée. Le sentiment de rentrer chez quelqu’un par effraction. Mais l’intrusion est nécessaire. Pour apporter des réponses à Katia et à sa famille. Pour dessiner, à travers l’histoire de « Timour », l’archétype du combattant envoyé au front par Vladimir Poutine.
Timour n’est pas son vrai prénom. Le soldat s’appelle Ilnaz. Il est né en 1992 dans la république du Bachkortostan, une région située à 1400 kilomètres à l’est de Moscou. Son village d’origine compte 880 habitants et 14 rues à peine goudronnées, entourées de champs de tournesols et de quelques pâturages. Il est tatar, une ethnie musulmane de Russie et d’Ukraine. Marié, deux enfants. Sur les réseaux sociaux, des milliers de photos permettent de retracer son parcours. À l’école, le visage poupon, entouré de ses profs et de ses copains, il pose fièrement un jour de remise de diplôme. Ado, il aime le sport. Il est membre d’un club militaro-patriotique où, très tôt, il apprend le maniement de la kalachnikov et l’amour de la patrie. Aux souvenirs de ses premiers faits d’armes s’ajoutent des instantanés pris lors de fêtes familiales. Ses parents portent beaucoup de toasts. Les bouteilles de vodka peuplent son enfance et rythment les rites de passage qu’impose la vie d’un jeune homme en Russie, même musulman.
Son père et sa mère sont fonctionnaires, visiblement pas des plus aisés, à en juger par la petite izba qu’ils occupent et où se tiennent les principaux raouts familiaux. Ilnaz vient de cette gloubinka, la campagne profonde, restée bien à l’écart des évolutions des grandes villes russes. L’antithèse de Moscou, son épine dans le pied, un des innombrables trous noirs sur l’immense carte des territoires ignorés par le pouvoir central. Une no go zone, dont on ne sort pas, à moins de s’engager à servir l’État. Pour tout ascenseur social, ici, il y a deux voies. La police ou l’armée.
En remontant le fil des photos postées par ses parents, sa sœur et son épouse, je reconstitue les principales étapes de sa vie. Après l’école, Ilnaz part faire son service militaire. À 20 ans, il rejoint une académie du ministère de la Défense. Le centre d’entraînement est situé à Ostrov, dans la région de Pskov, le bastion des paras du pays. Une fois ses études terminées, le jeune homme s’engage dans l’armée sous contrat. Il a l’air si fier. Comme si le but d’une vie était enfin atteint. Du moins, c’est ainsi que je l’imagine, à la vue d’une photo sur laquelle il pose en uniforme, mitraillette à la main. Cette image est une clef qui va permettre d’ouvrir une nouvelle porte. Grâce à une recherche photo inversée, j’identifie l’insigne sur son bras droit. C’est celui du 291e régiment de fusiliers motorisés de l’armée de terre russe. Sa base militaire porte le no 65384 et se trouve à Borzoï, en Tchétchénie.
C’est là, à l’ombre des montagnes du Caucase, que le jeune homme va se former à l’art de la guerre. Au fil des immersions dans son intimité numérique émergent les photos de ses premiers entraînements. À califourchon sur des chars, en tenue de camouflage blanc sur neige, en camping dans les bois pour simuler des missions de reconnaissance. Il opère sa mue, de jeune blédard à combattant. Mais tous ces clichés datent de 2017 et 2018. Aucun ne permet d’affirmer qu’il a bien été déployé en Ukraine et a participé aux premiers jours de l’invasion. Il faut fouiller d’autres réseaux pour en trouver la preuve. Après des jours de vagabondage sur les profils de ses proches, le compte Instagram de son épouse permet de corroborer son histoire ukrainienne. Début 2023, elle poste un montage vidéo: on y voit Ilnaz dans les tranchées, à bord d’une voiture siglée « Z » – la lettre devenue le symbole de l’invasion russe en Ukraine. La jeune femme publie aussi des images des colis qu’elle lui fait parvenir sur le front. Avec un message en lettres manuscrites, assorties d’un cœur tracé au feutre rose. « Transmettez s’il vous plaît à mon mari ! »
L’unité d’Ilnaz est bien présente début 2022 en Ukraine. Ces informations, je les partage avec Katia. De son côté, elle n’a plus de nouvelles, depuis des mois, de l’homme qui a tué son frère. « Il a dû prendre peur, me dit-elle, comprendre dans quel pétrin il s’est fourré en contactant une Ukrainienne et en confessant son crime. » En Russie, une telle « relation » peut lui valoir le tribunal militaire et des années de prison. Tandis que nous pensons toutes deux avoir perdu sa trace émergent de nos recherches plusieurs profils VK actifs, liés à lui, par une date de naissance, un surnom ou une adresse. Katia le recontacte. Il finit par répondre à l’été 2023 et explique avoir repris une vie normale. Il dit aller mieux. Ne plus faire de cauchemars. Ne plus rêver d’Andriy, et parfois même dormir d’une traite, du soir au petit matin. Katia, elle, n’a qu’une idée en tête, retrouver le corps de son frère.
« Si tu veux soulager un peu ta conscience, aide-moi à comprendre où mon frère est enterré, parce que nous ne l’avons toujours pas retrouvé, il n’y a toujours pas eu d’échange de corps. Et il m’a envoyé la géolocalisation: “Cherche par là”, m’a-t-il dit. » Le point GPS indique le nord du village de Mykilske, inaccessible depuis qu’il est occupé par les forces russes. Soumis à d’intenses bombardements, la zone est en pleine ligne de front.
Katia scrute les réseaux. Surtout Telegram où se sont multipliés les groupes de discussion d’habitants des régions occupées. Elle cherche des témoins qui auraient vu son frère. Autant dire une aiguille dans une botte de foin. Son entêtement finit par payer. Elle apprend qu’un couple de retraités, Nadejda et Mykola Kirichenko, était présent à Mykilske le jour de la mort d’Andriy et qu’une fois passé le plus dur des combats ils ont enterré plusieurs corps de soldats ukrainiens. « Je les ai appelés. Une femme a décroché, raconte Katia. Elle m’a demandé mon nom. J’ai donné celui de mon frère : “Kholodniakov Andriy”.
Elle a immédiatement pleuré. J’ai compris que c’était fini. Pour de bon. J’ai demandé ensuite à parler à son mari, car c’est lui qui l’avait enterré. Il m’a dit : “Oui, je me souviens qu’il s’appelait Kholodniakov car j’ai été étonné qu’un gars avec un nom de famille à consonance russe se batte pour notre pays. C’est à cause de cela que j’ai bien retenu son nom.” » Nadejda et Mykola prolongent à leur tour ce fil ténu qui relie Katia à son frère. À son âme, coincée quelque part entre un champ de bataille et son corps qu’elle n’a jamais revu.
Je demande à Katia la permission d’appeler Mykola. Pour confirmer son récit et préciser la chronologie des événements. « Le 12 mars 2022, les “Orcs 2” sont arrivés, me dit-il. Les tirs ont commencé. Les balles volaient. C’était un cauchemar. Ma femme et moi, nous nous sommes cachés dans la cave. Puis j’ai entendu quelqu’un crier. Nous sommes sortis et j’ai vu les Russes. D’ethnies différentes, il y avait peut-être un ou deux Russes ethniques 3 et huit personnes en tout. Il y avait des Bouriates... Leur commandant, lui, on aurait dit un Ossète, un gars du Caucase. Il a demandé à voir nos passeports et après il nous a demandé : “Pourquoi vous êtes là, pourquoi vous n’êtes pas partis ?” Ils sont venus tout inspecter et ils ont cassé toutes nos serrures. Ils cherchaient des soldats ukrainiens qui seraient restés là. Mykilske a ensuite été occupée par les Russes. Il y avait des bombardements et des échanges de tirs tous les jours. Et puis, à un moment, ça s’est calmé. » Deux semaines après la prise de Mykilske, Mykola sort de la cave. À l’air libre, il découvre un village anéanti, des maisons éventrées, des rues puant la mort. Mécaniquement, sans trop y penser, il commence à ramasser des dépouilles de civils et de soldats, creuse des trous dans la terre sur un grand champ. Celui qui donne sur la forêt, dos au village. « Au troisième jour, mon voisin Youri est venu me voir. Il m’a dit : “Un soldat mort traîne au bout de mon jardin. Tu viens ?” Je suis allé chez lui. Le défunt portait l’uniforme d’un lieutenant de l’armée ukrainienne. Sur l’uniforme il y avait son nom de famille, Kholodniakov. On a pris nos pelles et on l’a emmené un peu plus loin, juste derrière la route. Son cadavre était noirci et commençait à sécher. Pas mal de temps avait passé [depuis sa mort], il avait des blessures aux jambes et un trou dans le menton. On a creusé, pas très profond, du poteau, on l’a caché exprès près du poteau pour qu’une voiture ne passe pas sur la tombe. Pour qu’elle soit à l’abri. J’ai commencé à le recouvrir de terre. Youri a fabriqué une croix et il a écrit son nom dessus. »
D’une sœur à l’autre
Mykola se souvient de l’adresse exacte de la maison et du jardin où il a trouvé le corps d’Andriy, en haut de la rue Gagarine. Des images satellites prises en avril 2022 permettent d’affirmer que ce lieu correspond à quelques mètres près à la localisation envoyée par le soldat russe. Enfin des réponses pour Katia. Mais aussi une immense frustration. Si elle sait où se trouve Andriy, elle n’a aucun moyen de récupérer sa dépouille. Elle tourne en rond. Obsédée par l’idée de trouver une conclusion à cette histoire sans fin, je décide de contacter le soldat russe.
La tâche se révèle plus complexe que prévu. Deux ans sont passés depuis la mort d’Andriy. Ilnaz a changé de numéro, multiplié les profils fermés sur les réseaux. Pour le retrouver, il faut sonder des banques de données personnelles qui ont fuité en Russie et sont accessibles via Telegram. Des « bot », logiciels automatisés, exécutent des tâches en réseau permettant de mettre la main sur des informations personnelles de milliers de ressortissants russes : date de naissance, passeport, adresse, dettes au fisc et, surtout, des numéros de téléphone. Après des nuits de recherches, je trouve celui d’Ilnaz. Il ne prend aucun de mes appels, mais nous échangeons par messages. « Bonjour, je suis documentariste, je recueille des informations sur les premières semaines de la guerre et les combats dans la direction de Zaporijjia. J’aimerais en parler avec vous.
— Comment savez-vous que j’y étais ? Qui vous a donné mon nom?
— Des anciens du 291e
— Donnez-moi au moins un nom de soldat qui vous aurait parlé de moi.
— Je ne peux pas. Protection des sources. Je leur ai promis de ne citer personne.
— Il s’est passé deux ans, pourquoi remuer tout cela? Même si je voulais le racon-
ter, je ne le ferais certainement pas à une inconnue.
— Au cours de mon enquête, j’ai appris que, pendant les combats à Mykilske, vous avez tué le lieutenant de l’armée ukrainienne Andriy Kholodniakov. Que s’est-il passé ce jour-là ? »
Il n’a jamais répondu à cette dernière question. Dans la foulée, il efface notre correspondance et redevient une ombre. Une tache dans ma tête, de plus en plus noire à force de la cerner. Comme Katia, je n’arrive pas à me contenter d’un silence, et finit par trouver le numéro de sa grande sœur. Dans le pays, parler de la guerre est passible de peine de prison. Rares sont les Russes qui acceptent les appels de numéros inconnus, mais je tente ma chance. Elle décroche. Se livre longuement. Raconte ce frère qu’elle aime si fort, qu’elle a cru disparu tant de fois, qu’elle ne reconnaît plus depuis qu’il est rentré du front.
« Pendant toute la période où il était en Ukraine, on était très inquiets. Il n’y avait aucun contact. Sa femme a appelé tous les hôpitaux, les commandants, on le cherchait par nom de famille sur les listes de morts. On a graissé la patte de tout le monde. Finalement, c’est lui qui nous a recontactés. Fin mai 2022, il est revenu. Il n’était plus le même. Agité, nerveux, pensif, comme s’il gardaittout pour lui. »
Ilnaz et sa sœur. Katia et son frère. Le miroir resurgit.
“Dans le pays, parler de la guerre est passible de peine de prison. Rares sont les Russes qui acceptent les appels de numéros inconnus.”« Il vous a parlé de ce qu’il s’est passé sur le front ? Il vous a raconté ce qu’il a vu, ce qu’il a fait ?
— Non et à vrai dire, je ne lui ai pas demandé. J’ai senti que c’était trop dur pour lui. Vous savez, il était au cœur des combats et je sais que s’il était resté là-bas, il ne serait plus en vie. Beaucoup de ses amis et compagnons d’armes sont morts. J’étais simplement heureuse qu’il ait choisi de rentrer. Aujourd’hui, beaucoup de nos hommes partent pour l’argent. J’ai des connaissances qui sont parties en novembre 2023, et début décembre elles sont revenues dans des cercueils scellés. Quel est l’intérêt d’aller là-bas pour de l’argent ? Pour ensuite revenir mort ou blessé, pour rester couché dans son lit, estropié à vie... Est-ce que ça en vaut la peine ? »
La république du Bachkortostan, sujet de la Fédération de Russie, où vit leur famille, enregistre l’un des plus forts taux de mortalité de soldats combattants en Ukraine. Selon un décompte réalisé par la BBC, 1450 hommes originaires de cette région sont morts entre février 2022 et janvier 2023. Ces données, collectées en sources ouvertes, ne représenteraient que la moitié des pertes réelles. En Russie, les officiels font comme si les pertes humaines n’existaient pas.
Depuis le début de la guerre, le Kremlin n’a communiqué qu’une seule fois, en octobre 2022, sur le nombre de soldats tués depuis le début de son « opération militaire spéciale», dévoilant un chiffre incompatible avec l’intensité des combats : 5937 morts. Les services de renseignements occidentaux et ukrainiens parlent plutôt de 400000 hommes, éliminés ou blessés à ce jour. Une hécatombe passée sous silence. La grande majorité des Russes ignorent combien d’enfants du pays périssent dans les tranchées d’Ukraine. Pire encore, ils sont LA SŒUR ET LE TUEUR 131 « Il vous a parlé de ce qu’il s’est passé sur le front ? Il vous a raconté ce qu’il a vu, ce qu’il a fait ?
— Non et à vrai dire, je ne lui ai pas demandé. J’ai senti que c’était trop dur pour lui. Vous savez, il était au cœur des combats et je sais que s’il était resté là-bas, il ne serait plus en vie. Beaucoup de ses amis et compagnons d’armes sont morts. J’étais simplement heureuse qu’il ait choisi de rentrer. Aujourd’hui, beaucoup de nos hommes partent pour l’argent. J’ai des connaissances qui sont parties en novembre 2023, et début décembre elles sont revenues dans des cercueils scellés. Quel est l’intérêt d’aller là-bas pour de l’argent ? Pour ensuite revenir mort ou blessé, pour rester couché dans son lit, estropié à vie... Est-ce que ça en vaut la peine ? »
La république du Bachkortostan, sujet de la Fédération de Russie, où vit leur famille, enregistre l’un des plus forts taux de mortalité de soldats combattants en Ukraine. Selon un décompte réalisé par la BBC, 1450 hommes originaires de cette région sont morts entre février 2022 et janvier 2023. Ces données, collectées en sources ouvertes, ne représenteraient que la moitié des pertes réelles. En Russie, les officiels font comme si les pertes humaines n’existaient pas.
Depuis le début de la guerre, le Kremlin n’a communiqué qu’une seule fois, en octobre 2022, sur le nombre de soldats tués depuis le début de son « opération militaire spéciale », dévoilant un chiffre incompatible avec l’intensité des combats : 5937 morts. Les services de renseignements occidentaux et ukrainiens parlent plutôt de 400000 hommes, éliminés ou blessés à ce jour. Une hécatombe passée sous silence. La grande majorité des Russes ignorent combien d’enfants du pays périssent dans les tranchées d’Ukraine. Pire encore, ils sont de plus en plus nombreux à voir dans la guerre l’opportunité d’améliorer leur niveau de vie. Le ministère de la Défense russe recrute à tour de bras dans les régions les plus pauvres, offrant des revenus exorbitants aux yeux des locaux. 2200 euros pour un soldat mitrailleur, soit presque quatre fois le revenu moyen au Bachkortostan, région d’origine d’Ilnaz. Et les hommes y vont. Pour servir leur patrie, et surtout rembourser les dettes qui les étouffent dans un pays où le taux d’endettement des foyers est l’un des plus forts au monde.
Combien de fois depuis le début de la guerre ai-je vu des reportages de la télévision d’État russe consacrés aux épouses de soldats morts en « héros », heureuses de toucher leur solde et gagner en prime une voiture Lada flambant neuve... « Un mort, c’est une tragédie. Un million de morts, c’est une statistique», disait Staline. Poutine a réussi à déshumaniser la tragédie, à faire aduler la statistique. Par oukase présidentiel, il a récemment ordonné le recrutement de 400000 nouveaux soldats courant 2024 pour grossir les rangs de son armée et atteindre un effectif total de 1,3 million d’hommes.
Tous les jours je pense à Katia, à Ilnaz et aux autres acteurs du conflit. Et une question m’obsède à mon tour : comment mon pays d’origine va-t-il pouvoir vivre avec tant de fantômes ? Il me semble que la réponse est dans cette zone grise. Celle où Katia et Ilnaz ont trouvé un canal de communication. Là où, pris de remords, le soldat russe n’est jamais plus retourné au front. Là où, déterminée à rétablir la vérité, Katia n’a jamais voulu rompre le lien avec le meurtrier de son frère, lui parlant toujours comme à son semblable.
Début mars 2024, je passe un dernier appel à la jeune femme. Elle milite désormais dans plusieurs associations qui réclament des autorités ukrainiennes plus de transparence sur le sort des soldats faits prisonniers par la Russie ou portés disparus. Elle échange toujours avec Ilnaz. « Il ne veut plus me parler en vidéo, il a peur que ses supérieurs l’apprennent. En revanche, il a commencé à me balancer des selfies de lui et m’a demandé de faire de même, pour qu’on puisse se donner des nouvelles. J’ai refusé de lui envoyer des photos de moi. Je maintiens le contact pour savoir où il est. Car je ne perds pas espoir de le faire payer pour la mort d’Andriy. S’il tente de quitter la Russie, de passer n’importe quelle frontière, je ferai en sorte qu’il soit arrêté sur-le-champ.» Une soif de justice. Elle ne souhaite pas sa mort. Il y en a eu bien assez.
Ksenia Bolchakova