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Les femmes qui chantent sont dangereuses

Par Maylis de Kerangal

Bâillonnées depuis la révolution islamique, les artistes iraniennes ont repris de la voix dans le sillage du mouvement « Femme, Vie, Liberté ». L’écrivaine Maylis de Kerangal se fait l’écho des chants de Parastoo Ahmadi, Sara Najafi ou Mina Kavani, menacés d’être brisés, menaçant de tout briser.

Une femme iranienne chante devant un rideau pailleté.

Cet article est extrait du Numéro 6 de la revue Kometa.

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Photographies de NEWSHA TAVAKOLIAN

Dans son projet « Listen », la photojournaliste iranienne de l’agence Magnum immortalise des chanteuses professionnelles en leur demandant de chanter comme si elles étaient devant un large public alors qu’elles se trouvent dans un petit studio du centre de Téhéran. Il est interdit aux femmes de chanter en solo depuis la révolution islamique de 1979.

Une voix s’élève dans la nuit quelque part en Iran. Une voix de clair-obscur, une voix de fourreau noir et d’épaules nues, une voix de cheveux longs brillants sous les spots. Elle est tour à tour veloutée et puissante, aérienne, et minérale, mélancolique et rebelle. Voix de rockeuse et voix de diva. Elle jaillit depuis la cour obscure d’un vieux caravansérail, depuis le secret et l’interdit, et ce chant qui explose devient une fête où le plaisir et la liberté prennent toute la lumière. Penchée sur mon écran, j’écoute, médusée. Quelques minutes auparavant, la jeune chanteuse présentait les musiciens qui prenaient place autour d’elle sur un tapis persan, et ses applaudissements résonnaient dans le vide. Puis, debout au micro, tête haute, ferme, directe, elle déclarait sans ciller : « Je suis Parastoo, une fille qui veut chanter pour ceux qu’elle aime, un droit que je ne puis ignorer, chanter pour le pays que j’aime passionnément [...] Écoutez ma voix dans ce concert imaginaire. » Le concert qui a suivi n’était en rien imaginaire, il s’agissait plutôt de vingt-sept minutes de haute intensité, vingt-sept minutes de beauté et de risque, de grâce et de danger, la voix ô combien réelle de Parastoo Ahmadi, y portant à son summum l’art du défi. Accompli sans autorisation, sans public et sans voile, le Karvansara concert du 11 décembre 2024, filmé et retransmis en direct sur la chaîne YouTube de la chanteuse – un site bloqué par les autorités mais accessible par des logiciels de contournement – a été vu par plus d’un million de spectateurs. Dès le lendemain, le régime annonçait des poursuites judiciaires pour non-respect des règles religieuses. Deux jours plus tard, la chanteuse et deux de ses musiciens étaient arrêtés, relâchés mais condamnés à des amendes effarantes, quand lecompte Instagram de Parastoo Ahmadi (520000 followers) était fermé.

Les artistes iraniennes réactivent ce pouvoir de la voix pour le retourner contre l’État patriarcal qui voudrait les faire taire.”

Une chanson sans patrie

Depuis la révolution islamique de 1979, les Iraniennes n’ont plus le droit de chanter en solo devant un public mixte. Cet interdit est énoncé frontalement dans No Land’s Song (2014), documentaire où le cinéaste Ayat Najafi filme sa sœur Sara lancée dans l’organisation d’un concert à Téhéran, incluant des solistes féminines – « Oubliez, c’est impossible », lui répond-on d’entrée de jeu quand elle expose son projet au ministère de la Culture et de la Guidance islamique. La jeune femme marche à Téhéran sur les traces de la chanteuse Qamar, star mythique de la chanson persane des années 1920, sur celles de Googoosh, reine de la culture pop des années 1970, exilée aux États-Unis, elle chante dans sa cuisine avec son amie, elle chante au jardin ou encore dans l’atelier d’un luthier, et celui-ci a beau être ému, il déclare face à la caméra: « On n’est pas prêts pour ça. » Lors d’un entretien avec un vieux théologien, Sara s’entend rappeler que le chant des femmes ne doit pas dépasser une certaine limite, ni modifier « l’état normal » de l’auditeur, se transformer en plaisir, et qu’un « homme décent ne doit pas ressentir d’excitation sexuelle » à l’écoute d’une femme. La voix du vieil homme, geignarde, grimaçante, sentencieuse, contraste avec celle si limpide et mélodieuse de la jeune compositrice. No Land’s Song décrit un chemin qui est aussi une bataille: à force d’obstination, d’intelligence et d’habileté, Sara réussit à déjouer les dogmes et à donner ce concert, remportant ainsi une double victoire, à la fois artistique et politique – l’une n’allant pas sans l’autre. En réalité, ces quarante-cinq années de brimades et d’humiliations, ces quarante-cinq années de bannissement du chant féminin hors de l’espace public n’auront jamais réussi à faire taire la voix solo des Iraniennes.

Ce qui est insupportable aux oreilles des religieux, donc, c’est la voix féminine qui « dépasse la limite », celle qui s’élève seule, pour son plaisir, celle qui célèbre la musique, l’éclate, la fête, celle qui situe un corps de femme, fait voir sa gorge, sa bouche, son souffle, ces bras qui se lèvent et accompagnent, ces hanches qui bougent, ces pieds qui frappent; ce qui ne passe pas, c’est que cette voix puisse exprimer une identité de femme, celle-ci présente tout entière dans son « grain », dans la vibration singulière que ses cordes vocales émettent dans l’atmosphère, dans ses intonations, son timbre, le rythme de sa parole. C’est cette voix-là, qui porte l’émotion et la sensibilité, qui est déclarée corruptrice, indécente, obscène. Plus encore, elle représente une menace pour l’ordre social – je pense soudain aux sirènes de l’Odyssée, à leurs chants capables de détourner les bateaux, de provoquer des naufrages.

La voix est libre

Or, dans le sillage du mouvement Femme, Vie, Liberté, les artistes iraniennes, qu’elles soient chanteuses, performeuses, rockeuses, qu’elles rappent, jazzent ou pratiquent le stand-up, réactivent ce pouvoir de la voix pour le retourner contre l’État patriarcal qui voudrait les faire taire.

C’est bien ce retournement que Mohammad Rasoulof filme de manière magistrale dans Les Graines du figuier sauvage (2024). Dans une séquence, Najmeh, la mère, ôte les plombs de chevrotine incrustés sur le visage d’une amie de ses filles tandis que s’élève au même moment un chant féminin comme issu d’un temps mythique; plus loin, une autre, filmée dans la cuisine familiale, fait entendre un chant kurde, langue minoritaire et stigmatisée. Enfin, dans la partie finale, Iman, le père, séquestre sa femme et ses deux filles dans les cellules d’une maison de campagne – allusion explicite aux cachots de la République islamique – mais la fille cadette, qui réussit à s’échapper, suspend des mégaphones dans les arbres du jardin, les braque vers la maison et pousse le volume à fond, obligeant son père à sortir, en proie à une furie incontrôlable. En d’autres termes, la fille retourne vers le père – un juge complice de la répression violente du régime contre les étudiantes – ces haut-parleurs qui symbolisent la lutte des manifestants ; elle lui balance dans les oreilles et à plein volume ces voix et ces chants qu’il s’acharne à étouffer.

Instrument par lequel les femmes s’affirment comme des êtres libres, la voix se manifeste parfois dans l’exil. Mélange de fougue et de délicatesse, celle de Hura Mirshekari livre un récit de révélation: originaire du Sistan-et-Baloutchistan, elle commence par guerroyer au sein d’une famille traditionnelle pour devenir plasticienne, puis elle expose, acquiert la reconnaissance mais, censurée, est contrainte de s’exiler en France en 2016. Lors d’un séjour en Norvège, le grand poète Payam Sistani lui offre un poème dans son dialecte natal qu’elle chante de manière si sensible qu’il l’implore de continuer, de faire vivre cette langue qui disparaît: « Abandonne la peinture, tu es chanteuse pour cette langue », lui dit-il. Quelque chose d’enfoui profondément revient à la sur- face, un souffle, une nuance que sa voix unique parvient à capter. Désormais Hura chante en dialecte sistani devant des publics d’hommes.

Parfois, la violence de l’exil peut faire naître un cri: dans I’m Deranged (2023), l’actrice Mina Kavani, interprète et autrice du spectacle, revient sur, ses premières années en France, la solitude, l’éloignement, et plus encore sur la disparition de cet instinct de survie qu’elle éprouvait en Iran, ce shoot d’intensité et d’ardeur à vivre. Ce qui me trouble alors c’est que sa voix soit exactement à l’image de son récit: tessiture d’oiseau sur la branche, légère et limpide, mais voix fêlée au fond de la gorge, comme si elle portait la trace d’une blessure, l’impact d’un coup. En elle, il y a ce cri si longtemps étouffé et qu’elle veut désormais expulser de son corps, un cri semblable au Cri de Munch : « Comme si je voulais faire de ce tableau mon spectacle. »

Un cri si violent qu’il peut conduire à la cassure, nous rappelant soudain combien les voix des Iraniennes ne sont pas seulement politiques, révolutionnaires, audacieuses, mais également fragiles, tels des fils d’orfèvre qui relieraient le corps à la vie. Et inestimables car toujours susceptibles d’être réduites au silence.