Par Dmitry Velikovsky, Philippe Grangereau, Michel Henry et Haydée Sabéran
Pourquoi y croire ? Parce que parfois, le miracle se produit. Au Bangladesh, des manifestants mobilisés sans faiblir font tomber une dictatrice. En Chine, les informations interdites à la publication sont retransmises via un artiste installé en Italie. Au Soudan, des poèmes s'élèvent du sit-in pour contrer la violence et inspirer l'utopie. En Serbie, des dindes lâchées dans la rue moquent la femme du dictateur. En Iran, la jeunesse oublie d'avoir peur et s'enhardit plus que ses aînés. Petit tour d'horizon de ces méthodes artisanales ou élaborées qui servent à sauver la peau de la démocratie.
Cet article est extrait du Numéro 8 de la revue Kometa.
Peur des coups de la police, des arrestations arbitraires, de la prison, des disparitions forcées. Peur des mouchards, des voisins, des amis. Le meilleur allié des dictateurs est la terreur, car la terreur engendre l’apathie. Un antidote: l’humour. « Une fois que vous avez vu un gros flic costaud courir après une dinde comme dans un vieux dessin animé, peut-il encore vous faire peur ? »
En Serbie, en 1999, les activistes d’Otpor ! lâchent des dindes (vivantes) aux plumes décorées de fleurs dans les rues de la petite ville de Kragujevac. Ils se moquent ainsi de l’épouse de Slobodan Milošević, qui avait l’habitude d’accrocher une fleur à ses cheveux.
Un des leaders du mouvement à l’origine de la chute du dictateur en octobre 2000, Srđja Popović, est fan des Monty Python. Adepte de la non-violence, il pense que mettre les rieurs de son côté est le meilleur moyen de se débarrasser des tyrans. Dans Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes (Payot, 2015), sorte de manuel de la révolution pacifique, il détaille, au chapitre « Rire jusqu’à la victoire », les moments où le rire a conjuré la peur.
Un jour de mai 2000, sur une artère passante de Belgrade, ses amis activistes posent un bidon métallique à l’effigie de Milošević, avec un bâton pour taper dessus de toutes ses forces et un écriteau :
« Cassez-lui la figure pour un dinar », environ un centime d’euro à l’époque. Bientôt, raconte Popović, « une bande de badauds curieux faisait la queue pour prendre leur tour de batte et taper le baril ». Jusqu’à l’arrivée des policiers qui embarquent l’objet.
Photographiée, la scène ridicule du bidon arrêté comme un vulgaire manifestant fait le tour du pays. Être drôle, c’est être cool, estime Popović. Quand vous êtes drôle, les gens ont envie d’en être. C’est ce qu’il s’est passé place Tahrir en Égypte, où les rassemblements étaient devenus « les fêtes les plus courues de la ville », écrit-il.
Les tyrans, eux, n’ont pas le sens de l’humour. En Chine, les internautes ont remarqué la ressemblance entre le président de la République populaire Xi Jinping et Winnie l’ourson. Tellement tournée en dérision que le gentil plantigrade de fiction s’est retrouvé interdit du Web chinois.
À Budapest, en pied de nez au Premier ministre homophobe Viktor Orbán, une fausse manif conservatrice est organisée. Grise, sans couleurs, pour rire et protester contre les lois anti-LGBT et l’illégalité de la Gay Pride. La police n’a rien vu venir quand les manifestants ont proposé, dûment validé par la préfecture, un trajet en forme de pénis.
Bien sûr, rire ne suffit pas. À Damas, des balles de ping pong avec des slogans anti-Bachar, lancées anonymement dans les rues et les escaliers de la ville, ont obligé les policiers à courir pour les rattraper, sans savoir où donner de la tête. Les habitants se sont amusés. Mais il a fallu près de quinze ans, une guerre et plus de cinq cent mille
morts pour venir à bout du despote.
H. S.
Comment expliquer les manifestations massives qu’a vécues l’Iran, à l’automne 2022, après la mort en garde à vue de Mahsa Amini, 22 ans, arrêtée pour un voile mal porté? « Cette jeunesse n’était pas dans la rue en 2009 », explique l’anthropologue franco-iranienne Chowra Makaremi, interrogée par le site lundi.am. La répression qui a suivi les manifestations postélectorales à l’époque, faisant plus de 150 morts, elle n’en a donc pas le souvenir. Et cela fait une grande différence. « Cette jeunesse n’a pas la même peur », dit la chercheuse.
Autre différence, la génération actuelle, « jeune et hardie, qui résiste, riposte, trouve des moyens », n’a pas non plus le souvenir de la « sorte d’identité collective » créée par les années de guerre contre l’Irak.
« La nouvelle génération est socialisée hors la peur des années de terreur des années 1980, c’est énorme », juge l’anthropologue. S’y ajoute le rôle des mouvements féministes, « très puissants », « la colonne vertébrale de la société civile depuis plus de trente ans. Des réseaux locaux et globaux, avec des féministes exilées. » Bien que sévèrement réprimées en Iran, ces féministes ont « formé toute une génération». Résultat : « La jeunesse iranienne est en résonance avec ces mouvements, hypersensible au féminisme antipatriarcal. »
Journaliste iranienne naturalisée américaine, Masih Alinejad, elle, a appris à combattre et vaincre la peur de ce régime qu’elle compare à « un monstre desnténèbres ». Sa mère lui racontait, lorsqu’elle était enfant, que l’obscurité est un monstre, « un démon noir sans forme, qui se nourrit de nos craintes ».
Si on en a peur, l’ombre « nous enveloppera et nous avalera complètement ». D’où ce conseil de sa mère, rapporté dans Nous n’avons pas peur : le courage des femmes iraniennes (Éditions du Faubourg, 2024): « Ne jamais avoir peur du noir, mais le regarder fixement jusqu’à ce que les ombres disparaissent. »
Message que Alinejad, en exil à New York depuis 2009, fait passer à ses dix millions d’abonnés sur les réseaux sociaux, la plupart étant des femmes iraniennes. « Je cours à chaque instant le risque de me faire tuer, dit-elle. Je vis sous la protection du FBI. Je suis prête à mourir. Je vis chaque instant de tout mon cœur. Je chante, je danse, tel un oiseau aux ailes légères. »
M. H.
Li Ying est le cauchemar des autorités chinoises. Depuis 2022, cet artiste chinois de 32 ans, basé en Italie, est la plaque tournante des informations interdites en Chine. Son compte sur X (ex-Twitter), « Le Professeur Li n’est pas votre professeur » (@whyyoutouzhele), répercute la plupart des infos, photos et vidéos qui témoignent des résistances à travers le pays. C’est le quatrième compte le plus regardé de X. 1,9 million de followers, 6,2 milliards de vues en 2024 – soit près de deux tiers du compte d’Elon Musk, le plus fréquenté au monde.
Comment est-ce possible ? Il y a en permanence en Chine des grèves, des révoltes, des mutineries, des manifestations, mais elles passent inaperçues. La censure officielle travaille d’arrache-pied pour les supprimer des réseaux sociaux comme WeChat (l’équivalent de WhatsApp). La presse locale et nationale, aux ordres, ne les relaie pas. Les médias officiels ne publient presque que des bonnes nouvelles. Les accidents industriels, les explosions d’immeubles en raison d’une fuite de gaz, même les carambolages sur les autoroutes sont censurés. Ou racontés en quelques lignes, si trop de gens sont déjà au courant.
Le suicide aussi est tabou. De nombreuses vidéos de désespérés sautant de fenêtres de hauts immeubles circulent sur les réseaux sociaux. Elles sont censurées presque immédiatement. Le but : donner l’image d’un pays calme, ordonné et obéissant. D’où, selon Li Ying, une « colère furieuse des gens ordinaires » face au trou noir de l’information. Ces « gens ordinaires » lui fournissent l’essentiel des infos qui alimentent son compte X– une fois qu’il les a recoupées et vérifiées.
On y trouve de tout : manifestations ou sit-in d’ouvriers de la construction non payés, des foules victimes d’arnaques ou escroquées par des banques locales, accidents, suicides... Certaines actions revendicatives prennent des tours politiques. Le 15 avril, Li Jing a été le premier à publier les photos de banderoles suspendues sur un pont d’autoroute à Chengdu. On y lisait :
« Seules des réformes politiques complètes peuvent mener à une renaissance nationale. »
« Le peuple ne veut pas d’un parti politique sans contre-pouvoirs. »
« La Chine n’a pas besoin qu’on lui “indique la bonne direction”. La bonne direction, c’est la démocratie. » Ce slogan vise le président Xi Jinping, souvent présenté par la propagande l’index tendu, en train de « montrer la direction ».
Jeune peintre, Li Jing s’est installé à Milan en 2015, pour achever ses études d’art. La politique ne l’intéresse pas. En 2021, lors du Covid-19, il cherche désespérément des informations sur son pays confiné. Il découvre des messages et vidéos promptement censurés de Weibo et WeChat. On y voit des gens enfermés dans leurs appartements qui meurent de faim, ou mettent fin à leurs jours en sautant dans le vide.
Lorsqu’il reposte ces clips choquants sur Weibo, la censure supprime son compte. Il en rouvre une cinquantaine, qui subissent le même sort. En avril 2022, il migre sur Twitter, proscrit en Chine, mais accessible via un VPN. Ses fans le supplient de publier les vidéos et infos qu’ils lui envoient : eux‐mêmes n’osent pas, depuis l’intérieur du pays. Quelques mois plus tard, il passe la barre du million de followers.
Fin novembre 2022, une population chinoise excédée par un confinement draconien, qui conduit souvent la police à souder au chalumeau les portes des logements, se rebelle. À Shanghai, Pékin et dans de nombreuses villes, les gens descendent dans la rue, brandissant des papiers blancs sur lesquels ils n’osent pas inscrire de slogans, puis se lâchent : « Xi Jinping, démission! » Le pouvoir, panique. Le colossal dispositif de censure en ligne et ses millions de petites mains efface à tour de bras les vidéos de ces manifestations dès qu’elles apparaissent... Elles se retrouvent sur le compte X du « Professeur Li », d’où elles peuvent être téléchargées et remises dans le circuit en Chine.
Dans son petit appartement de Milan, Li Ying ne dort plus. Il est devenu à lui seul un QG de l’information sur la Chine. L’ampleur de la révolte en est considérablement amplifiée : le 7 décembre 2022, Pékin annonce subito la fin de sa « politique zéro Covid ». « C’est là, a raconté Li Ying, que j’ai compris que je ne pourrais plus retourner en Chine, ni revoir mes parents. »
Ses comptes bancaires sont gelés, ses amis et connaissances convoqués par la police. Ses parents, professeurs d’art, sont interrogés chaque jour. Des menaces de mort anonymes envahissent sa messagerie. Redoutant d’être kidnappé en Italie, il change souvent d’adresse. Néanmoins, il veut ouvrir plus grand sa « fenêtre de vérité », en créant des versions en anglais de ses plateformes. Notamment sa chaîne YouTube, qui lui rapporte de quoi vivre. Sa mission de journaliste-citoyen, dit-il, est trop importante pour qu’il l’abandonne.
Philippe Grangereau
Parfois, l’impensable se produit. Au Bangladesh, il a suffi d’un mois. Un
mois de manifs monstres, pour faire tomber la dictatrice, à l’été 2024. La masse de civils sans armes, déterminés, a eu raison d’un régime autoritaire, violent, accusé de pratiquer des enlèvements d’opposants, des assassinats extrajudiciaires, des enfermements dans des geôles secrètes. S’y opposer, c’était risquer la disparition et la mort. La peur régnait sur le pays de 170 millions d’habitants. Elle a été vaincue.
Début 2024, la Première ministre Sheikh Hasina, 77 ans, avait été réélue pour un cinquième mandat consécutif, dans un scrutin controversé et boycotté par les oppositions. Rien ne semblait pouvoir la détrôner. Mais un grain de sable a tout fait dérailler.
En juin 2024, son gouvernement rétablit les quotas pour le recrutement dans la fonction publique. 30 % des emplois seront réservés aux descendants des anciens combattants de la guerre d’Indépendance de 1971 contre le Pakistan. Les étudiants, frappés par un chômage de masse, réagissent immédiatement. Une coalition se monte, des manifs fleurissent dans les grandes villes. Le pouvoir réprime, persuadé que, comme à chaque fois, les dizaines de morts auront raison du mouvement.
En juillet, la cour suprême suspend le système de quotas. Trop tard. Boostée par la répression aveugle, la colère est inarrêtable. Le 5 août 2024, un mois après le début de la contestation, un nouveau rassemblement attire des centaines de milliers de personnes à Dacca, la capitale. Direction le palais présidentiel. Nouveau carnage en vue ?
Non. L’armée lâche la dictatrice, qui s’enfuit en Inde. Son palais est pillé et saccagé. Le pouvoir est vaincu par une révolution réalisée par des jeunes éloignés des partis politiques, tous discrédités. Avec un coût élevé: 1 500 personnes auraient été tuées et près de 20000 blessées lors des manifestations de juillet et août.
Les étudiants font appel au Prix Nobel de la paix 2006, Muhammad Yunus, 84 ans, pour diriger un gouvernement provisoire. Il prend deux étudiants comme ministres. Les premiers jours, les étudiants règlent eux-mêmes la circulation routière car les policiers, visés par des représailles, ont disparu. Ils demandent ensuite que les affaires « prélevées » à la résidence de Hasina soient rapportées.
Selon le gouvernement intérimaire, 223 milliards d’euros de fonds publics auraient été détournés lors du règne de Hassina. « Un vol massif », tempête Yunus. Face à une tâche colossale, les premiers pas du gouvernement sont hésitants. Une quinzaine de commissions travaillent sur des mesures pour incarner le changement dans une future charte de gouvernement. Des élections sont attendues, entre décembre prochain et juin 2026.
M. H.
Une révolution, après trente ans de dictature. Des jeunes dans les rues de Khartoum chantent, crient et surtout, récitent des poèmes. Soudan, souviens‐toi, le documentaire de Hind Meddeb, sorti en mai en France, retrace la drôle de période qui a suivi la chute du dictateur Omar Al-Bachir, le 11 avril 2019.
Cinq jours auparavant, un sit-in a débuté pour demander son départ. Lorsqu’il lâche le pouvoir, le mouvement continue, pour réclamer un gouvernement, citoyen, laïc, démocratique. L’effervescence ressemble à la place Tahrir au Caire, en 2011, mais en « plus spectaculaire », selon la réalisatrice franco-tunisienne : « Tout un quartier avait été investi. Les révolutionnaires ont coupé la circulation et instauré une cité utopique piétonne. » Qui compte un « QG d’artistes, sa clinique, son école pour les enfants des rues, sa bibliothèque avec 5000 livres en libre‐service », a-t-elle raconté au Monde. Et beaucoup de femmes. Des collectifs, des associations, des ONG y ont planté leur tente pour débattre, rêver et déclamer des vers.
« La première particularité de cette révolution est la poésie », résume Hind Meddeb, déjà frappée, à Paris, par la place que les Soudanais accordent à cet art. À Khartoum, les conversations se transforment vite en joutes littéraires, des « poèmes-épopées » racontent l’histoire en train de se faire. D’autres vers ont traversé les époques, de génération en génération, et sont déclamés comme des slams.
Le 3 juin 2019, veille de la fin du ramadan, les militaires attaquent le sit-in.
Ils brûlent les tentes et ceux qui y dorment, tirent sur les jeunes, violent des dizaines de femmes. Malgré ce carnage, le mouvement reprend. Quelques semaines plus tard, le poète Azhari Mohammed Ali, dont l’un des vers – « la balle ne tue pas; ce qui tue,
c’est le silence du peuple» – est devenu un célèbre slogan depuis des années, compose « L’automne du sang » :
« Blessures nocturnes, à vif/ Ô nuit du deuil, les rues sont le théâtre de nos blessures/ Sur le sit-in, ils étaient comme les jacinthes et le basilic/ Leurs rêves comme des ailes de papillons/ Couchés sur les mains fatiguées du jardinier. »
Un autre poème devient, aux yeux de Hind Meddeb, une « tragédie grecque ». Il donne la parole « au tyran, au manifestant assassiné, au religieux, à la mère du martyr ». Avec, au centre, « un chœur, métaphore de la voix du peuple ». Signé du poète Chaikhoon, il dure quinze minutes et donne le titre au film:
« Quand la paix reviendra/ et que vous reconstruirez le pays,/ Souvenez‐vous de moi/ Quand vous planterez un arbre/ et qu’il donnera des fruits sucrés,/ Souvenez‐vous de moi. »
Le sit-in dure cinquante-sept jours. Comme une parenthèse. Un gouvernement transitoire dirigé par un civil nourrit ensuite l’espoir, mais un coup d’État militaire y met fin en 2021. La guerre civile démarre en avril 2023. Plus de 150 000 morts, 13 millions de déplacés, 20 millions menacés par la famine. Malgré cela, « ce que les Soudanais ont esquissé, leurs slogans, leurs poèmes, [...] reste l’horizon d’un monde auquel nombre d’entre nous aspirent », estime Hind Meddeb : « Ils nous montrent le chemin. »
M. H.
En 1969, Bernard Moitessier est sur le point de remporter la première course à la voile en solitaire autour du monde. Mais il refuse de passer la ligne d’arrivée, donc de gagner. « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique », explique le navigateur dans un message qu’il expédié au lance-pierre sur la passerelle d’un pétrolier. « Peut-être pour sauver mon âme », indique-t-il. Et par envie d’aller « là où les choses sont simples ».
Ce pas de côté d’un « maverick », comme on appelle les chevaux sauvages vivant loin de la harde, Corinne Morel Darleux l’encense en 2019 dans un livre remarqué, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia). « Mettre de la distance » comme Moitessier ne signifie pas bouder la réussite, estime l’essayiste. Mais plutôt « cesser de nuire », « transformer ses difficultés individuelles en une force collective ». Sortir la tête du guidon plutôt que subir « en laissant la passivité guider ».
Corinne Morel Darleux y voit l’occasion de réhabiliter les « perdants magnifiques », au panache « mi-punk mi-rock’n’roll ». Et de prendre les pas d’Édouard Glissant, le poète et philosophe martiniquais, promoteur d’un « Tout-monde» où cultures et identités se mélangent. Contre la racine unique « qui tue autour d’elle», le penseur antillais privilégie le rhizome, racine qui « s’étend à la rencontre d’autres racines ».
Le « refus de parvenir » peut-il devenir « projet politique ou morale personnelle » ? De retour à terre, Moitessier (1925-1994) s’engage pour des causes écolos et antinucléaires. En 1980, il suggère aux maires de France de planter des arbres le long des routes. Ils « appartiendraient à nous tous, y compris les oiseaux et les abeilles ». Pour lui, ce geste revient, « à un niveau modeste, à participer à la création du monde ».
M. H.
Ça ressemble à une fable. Au Canada et en Australie, les partis centristes, usés par le pouvoir, semblaient voués à la défaite lors des législatives du printemps dernier. Les conservateurs avaient le vent en poupe. Et ils adoraient Donald Trump. Insubmersibles, donc. Que pouvait-il leur arriver ? Ça: être plombés par leur idole.
La claque a été spectaculaire au Canada. Le président des États-Unis fraîchement et triomphalement réélu se proposait d’annexer le pays, façon 51e État, en plus d’imposer des droits de douane prohibitifs. Il pensait l’affaire dans la poche : son pays est huit fois plus peuplé, avec 340 millions d’habitants contre 40 millions, et l’économie canadienne ultra-dépendante (75 % de ses exportations vont vers l’Oncle Sam). Erreur. Trump le colon a fâché les Canadiens. Ils passent pour des naïfs et des gentils, mais il ne faut pas les chercher.
Résultat : le 28 avril, le libéral Mark Carney a battu le conservateur Pierre Poilievre, qui a même perdu son siège de député. Une surprise et une dégringolade. En janvier, à l’entrée en fonction de Trump, les conservateurs cumulaient presque 25 points d’avance dans les sondages. « Ne sous-estimez jamais les gentils », a ironisé le Toronto Star. En Australie, même sanction inattendue pour le conservateur pro-Trump Peter Dutton, face au Premier ministre travailliste Anthony Albanese, le 3 mai. Moralité : Trump peut être toxique pour ceux qui le soutiennent. Bonne nouvelle?
M. H.
Être en prison n’oblige pas à se taire. Prenez le maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu. Il est le principal rival du président Recep Tayyip Erdogan. C’est sans doute la raison pour laquelle il a été envoyé derrière les barreaux, à la mi-mars, le jour de son investiture par son parti pour l’élection présidentielle de 2028. Son arrestation, officiellement pour « corruption », ce qu’il conteste, a provoqué des protestations massives ; le pouvoir a répondu par 2000 arrestations. De sa cellule, l’élu a continué à s’exprimer sur son compte X auprès de ses dix millions d’abonnés.
Ainsi, il les exhortait à rejoindre un rassemblement de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate). Ou s’interrogeait sur cette « poignée de personnes ambitieuses qui causent une misère totale à notre nation », à savoir le clan au pouvoir. Il jouait aussi l’ingénu : « À quoi servent les procès et (...) les arrestations lors desquels de nombreuses personnes, moi compris, sont gardées dans des centres de détention sordides pendant des jours ? » Le 8 mai, son compte X en turc a été bloqué mais son compte en anglais restait accessible, d’où il continuait à commenter l’actualité turque.
M. H.
Photographies de TIJANA KRUPEŽ
Découverte sur Instagram, Tijana Krupež est originaire de Čačak, au centre de la Serbie. Elle est étudiante en dernière année à l’université des Arts de Belgrade, section photographie. D’abord intéressée par le paysage, elle a été happée par le mouvement étudiant prodémocratie et anticorruption qui secoue son pays depuis la mort de seize voyageurs dans l’effondrement d’un auvent dans la gare de Novi Sad le 1er novembre. Elle souhaite poursuivre ses études en Europe et continuer la photographie documentaire. Des manifestations, elle dit : « Nous restons ces jours et ces nuits éveillés, en procédant à des roulements. Le temps qui passe est pour chacun d’entre nous rempli d’attention, d’harmonie, d’amour et de peur – et toutes les beautés qu’apportent ces moments de rassemblement sont si grandes que cela me semble être la huitième merveille du monde. »
Privilégier le dialogue à la confrontation, proposer une alternative crédible à ce qu’on dénonce, transformer ses positions morales en action. Telles sont les règles simples du défenseur belgo-américain des causes animales Henry Spira (1927-1998), auquel le philosophe australien Peter Singer a consacré un ouvrage biographique qu’il a intitulé Théorie du tube de dentifrice (Éditions Goutte d’Or, 2018). En vingt ans, écrit Singer, les méthodes de campagne de Henry Spira « ont fait davantage pour réduire la souffrance animale » que des organisations bien plus imposantes lors du demi-siècle précédent.
Spira mélange pressions, intimidations, tout en laissant une porte ouverte. « Nous avons un intérêt commun à réduire et remplacer l’usage d’animaux de laboratoire », écrit-il fort aimablement au fabricant de produits d’hygiène Procter & Gamble. Il encourage tout en menaçant et choisit avec soin sa cible : elle doit être vulnérable à l’opinion publique. Ensuite, il bâtit une coalition et fonce. « Vous ne cherchez pas à faire du bruit, vous cherchez à gagner. » Pour Spira, « on n’arrive à rien en étant trop tendre » : il faut lutter, sinon le pouvoir ne lâche rien. Et à tout moment, « il vous faut un détecteur de conneries qui tourne à plein régime ». Pour ne pas perdre contact avec le monde réel.
Une fois le rapport de force établi, toujours proposer une solution. « Des négociations constructives sont plus productives que la confrontation permanente. » Quitte à être accusé par son camp de « fricoter avec l’ennemi ». Surtout, il faut éviter de dire « nous sommes des saints et vous des pécheurs, et nous allons vous éduquer à coups de planche ». Quand une cible se montre réceptive, ne pas lui « cogner dessus ».
À la fin, tout ressemble au tube de dentifrice. Plus il est bouché, plus il faut exercer de pression. Idem avec votre cible : « Plus la solution de rechange est réaliste, moins il faudra de pression pour la faire adopter », explique Singer. Pour être efficace, il est impératif de prendre du plaisir. « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas de votre révolution », disait l’anarchiste Emma Goldman, citée par Spira.
Son objectif: avoir un impact. Henry Spira en a eu aux États-Unis. Il a fait plier Revlon, géant du cosmétique, obligé d’abandonner ses expérimentations sur des animaux. Il a ciblé un éleveur de volailles, des abattoirs, McDonald’s, le ministère américain de l’Agriculture. Spira a demandé qu’on écrive de lui, en guise d’épitaphe : « He pushed the peanut forward. » En gros : « Il a fait avancer le schmilblick. »
M. H.
Dans la Russie de Poutine, le cerveau est attaqué en permanence. À la radio, la télé, dans les téléphones, le métro, le bus, la rue, au travail, à l’école, au musée, partout, la propagande veut faire entrer sa version de l’histoire dans la tête des gens. Cette pression est énorme, elle pénètre tous tes neurones et rend fou, parce que tu te débats intérieurement avec ces contre-vérités. Mais tu ne peux pas les évacuer. Ni sur les réseaux sociaux, ni avec tes collègues. Comment savoir que tu ne deviens pas réellement fou ? Tu peux passer par des VPN [réseaux privés virtuels, permettant d’accéder confidentiellement à Internet], pour lire autre chose, avoir accès à d’autres informations. Mais ces accès aux VPN sont de plus en plus réduits. Comme à l’époque soviétique, tu rejoins des petits groupes, des clubs privés de contre-culture, pour échanger avec des gens qui pensent comme toi. C’est-à-dire qui veulent penser librement. Voilà comment les Russes peuvent lutter : en restant eux-mêmes. Mais pour combien de temps encore ? C’est aussi difficile que de garder un glaçon froid sur un front chaud. Pour moi, la pression était trop forte. J’ai quitté le pays.
Dmitry Velikovsky