Par Emmanuel Carrère
Pour Kometa, Emmanuel Carrère est parti en Géorgie, à la rencontre de sa cousine Salomé Zourabichvili, présidente de ce pays qui bascule.
Un récit entre introspection familiale, clic-clac inconfortable et destins politiques incroyables, qui a inspiré son roman Kolkhoze, récompensé par le Prix Médicis en 2025.
Cet article est extrait du Numéro 1 de la revue Kometa.
Photographies de DARO SULAKAURI
Imaginez. Vous vous réveillez un matin, votre chambre à coucher dans un autre pays, la frontière au milieu du salon. Côté Abkhazie, région géorgienne passée sous le giron russe dès 1992, les gardes-frontières s’adressent en russe aux familles divisées. En Ossétie du Sud, autre région occupée par la Russie, les forces d’occupation redessinent en permanence la frontière. La photographe géorgienne Daro Sulakauri, 38 ans, raconte l’histoire de cette « cauchemardesque vulnérabilité » en images dans « Shifting Borders », frontières mouvantes, un projet en cours. Ses images sont publiées dans le New York Times, National Geographic, le Spiegel, le Times.
1. Le grand Niko
Tbilissi est entouré de collines qui deviennent très vite des montagnes, et de forêts profondes. Il paraît que du centre on peut atteindre à pied des endroits où se rencontrent des ours. Au Panthéon, sur les hauteurs de la ville, Salomé et moi nous tenons devant la sépulture de Niko Nikoladze (1843-1928), écrivain, économiste, avocat, publiciste, polyglotte, importateur dans son pays de la première douche, constructeur de la première voie ferrée, ami de Marx, brouillé avec Herzen, traducteur de Shakespeare en français (en français, oui), surnommé par notre famille, mais aussi par la Géorgie tout entière, « le grand Niko » et « le Victor Hugo géorgien » – ce qui en impose, même si évidemment personne ne surnomme Victor Hugo « le Niko Nikoladze français ». C’était l’arrière-grand-père de Salomé, donc mon arrière-arrière-grand-père. Pour elle, c’est depuis l’enfance une figure tutélaire, moi j’en avais à peine entendu parler. Le grand Niko, m’explique-t-elle tandis que, suivis à bonne distance par son chauffeur et son garde du corps, nous descendons depuis le Panthéon les volées d’escaliers bordées de maisons de guingois, aux balcons de bois sculptés, qui font de Tbilissi une sorte de petit Istanbul, le grand Niko donc était ardemment tourné vers l’Europe. Il considérait la Géorgie comme un des berceaux, voire le berceau de la civilisation européenne – d’une façon générale, les Géorgiens tendent à considérer qu’ils ont été les premiers en tout et ne plaisantent qu’à demi en disant qu’ils étaient chrétiens avant la naissance de Jésus. Passé successivement par les mains des Romains, des Perses, des Mongols, des Ottomans, leur petit pays a été annexé, au début du XIXe, par les armées du tsar Paul Ier – et puisqu’il va être question dans ce récit non seulement de la Géorgie, de la Russie et de leurs relations compliquées, mais aussi de mes ancêtres géorgiens et russes, et de leurs relations compliquées aussi, autant s’y habituer et signaler que mon ancêtre, russe, le comte Panine a été l’un des trois assassins de ce tsar puéril et pervers.
“Quand Salomé me demande sur quoi au juste je compte écrire, je réponds sincèrement qu’à vrai dire je ne sais pas trop. Un peu sur elle : ma cousine présidente d’un pays que Vladimir Poutine a tenté d’envahir il y a quinze ans, dont il a déjà bouffé un cinquième, et qui, après l’Ukraine, est peut-être le prochain sur la liste, c’est un sujet qu’il serait dommage de rater, non ?”Tandis que les deux autres conjurés l’étranglaient, la légende veut que Panine, pensif et agacé, ait répété en tapotant du doigt sur la vitre : « Mais pourquoi crie-t-il tant ? » Bref. Pendant un siècle, les peuples du Caucase sont devenus des sujets plus ou moins subalternes de l’Empire russe et, comme tous les intellectuels de pays colonisés, le grand Niko a passé sa vie à rêver d’indépendance. Ses enfants et petits-enfants ont cru que ce rêve se réalisait quand les bolcheviks, en 1917, ont renversé le tsar. Les trois frères Zourabichvili, Artchil, Georges et Levan, étaient alors de très jeunes gens. Ils habitaient chez leurs parents dans un quartier bourgeois du centre de Tbilissi, au quatrième étage d’un immeuble d’angle dont le rez-de-chaussée est devenu un pub et que Salomé est visiblement émue de me montrer. Elle m’emmène ensuite voir le lycée où ils ont tous les trois fait leurs études, puis le monastère bleu que fréquentait leur mère, Bebia, mon arrière-grand-mère donc, et qu’a fréquenté quelques années plus tard la mère de Lavrenti Beria, géorgien comme Staline et patron du NKVD (la police politique chargée des purges), pour qui on l’ouvrait spécialement, de nuit, afin qu’elle puisse prier Dieu de pardonner les crimes de son fils. Entre le colonialisme tsariste et la chape de plomb soviétique, il y a eu une parenthèse de trois ans au cours de laquelle, profitant de la révolution russe, les Géorgiens se sont dépêchés de se proclamer indépendants et démocrates, de rédiger une Constitution progressiste au point de donner le droit de vote aux femmes, et d’organiser des élections. Les trois frères ont participé à cette expérience enthousiasmante. Ils y ont cru, leur poitrine se gonflait de fierté – style d’époque, dont témoignent des lettres qui serrent le cœur. En janvier 1921, l’Angleterre et la France reconnaissent officiellement la République démocratique de Géorgie : les Zourabichvili exultent. Leur joie dure trois semaines : en février, l’Armée rouge reprend le pays. Les Zourabichvili comprennent immédiatement ce qu’ont compris les meilleurs des Russes cent un ans plus tard quand Poutine a envahi l’Ukraine : que c’était cuit. Le 19 mars, les trois frères et leurs parents s’embarquent à Batoumi, le grand port géorgien sur la mer Noire, à destination d’Istanbul d’où ils gagnent Paris. Ils étaient persuadés qu’ils reviendraient. Aucun n’est revenu. La seule qui soit revenue, quatre-vingt-trois ans plus tard, c’est leur petite-fille et fille Salomé, d’abord comme ambassadrice de France, ensuite comme ministre des Affaires étrangères, enfin comme présidente de la République de Géorgie.
2. Une famille d’exilés
Dans l’avion pour Tbilissi, je me suis demandé depuis combien de temps je connaissais Salomé et combien de fois nous nous étions vus dans le cours de nos vies. Réponses : 1) depuis toujours ; 2) assez peu, je dirais vingt, vingt-cinq fois, et jamais en tête-à-tête, toujours dans le cadre de réunions de famille, baptêmes, mariages et enterrements. Quelques mots encore sur cette famille. Le deuxième des trois frères, Georges, était mon grand-père. Il a étudié la philosophie en Allemagne, suivi les cours de Husserl, et les choses ont pour lui mal tourné. Peut-être parce qu’il se faisait une très haute idée de lui-même et que ses prestigieux diplômes l’encombraient, il n’a jamais exercé que des petits métiers, comme celui de chauffeur de taxi – un classique dans l’émigration. Par horreur du bolchevisme qui avait avalé son pays, il a pensé que l’Allemagne sauverait l’Europe.
Beaucoup de Géorgiens pensaient comme lui. Durant la brève période où les Allemands ont occupé la Géorgie, en 1941, ils y ont été plutôt bien accueillis parce qu’ils chassaient les Soviétiques. Les nouveaux occupants, du reste, ont traité les Géorgiens avec des égards qu’aucun autre peuple n’a connus sur le front de l’Est car, bizarrement, Hitler qui haïssait les Russes, pour ne rien dire des Ukrainiens, portait de l’estime aux Caucasiens. Des savants nazis ont même conclu, au terme d’une conférence dont Jonathan Littell fait un récit hallucinant dans Les Bienveillantes, que les « Juifs des montagnes » géorgiens n’étaient pas de vrais Juifs et qu’on pouvait donc les laisser tranquilles. Pendant l’Occupation, en France, Georges a travaillé comme interprète pour la Wehrmacht. À la Libération, des inconnus sont venus le chercher dans une voiture noire, on ne l’a jamais revu – j’ai raconté cela dans un livre appelé Un roman russe. Ses deux frères, Levan et Artchil, ont fait de leur côté des études d’ingénieur, plus utiles et monnayables. Levan – le père de Salomé, donc mon grand-oncle – est sorti « dans la botte », comme on dit, c’est-à-dire dans un très bon rang, de l’École des mines, et on lui a proposé un poste enviable à la SNCF. Mais il fallait pour cela qu’il ait la nationalité française, ce que ses futurs employeurs se faisaient fort d’obtenir pour lui sans difficulté. Levan a refusé. Devenir français, cela voulait dire admettre qu’on ne retournerait pas en Géorgie, et plutôt que de commettre ce qu’il considérait comme une trahison, il est entré comme ouvrier à la chaîne chez Simca. Il y est très vite monté en grade. Quand j’étais petit, Levan était cadre supérieur chez Ford. Contrairement à mon infortuné grand-père, il s’était parfaitement intégré à la société française. Ça ne l’empêchait pas d’être le chef, informel mais incontesté, de la communauté géorgienne de Paris, soutenant, finançant, quelquefois hébergeant tous les Géorgiens perdus ou démunis, animant une petite revue d’exilés anticommunistes qui lui a valu, quand le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev est venu en visite officielle en France, d’être mis au vert un mois, en Corse, par la DGSE qui le soupçonnait de préparer un attentat – ce qui n’était, Dieu sait, pas son genre. On parlait géorgien dans cette communauté, on portait des noms en -chvili ou -adze, des prénoms aussi exotiques que Melkisedek ou Agrippine, et je garde des cérémonies à l’église géorgienne – un garage en sous-sol au fond du 15e arrondissement de Paris – et des soirées qui les suivaient chez Levan et sa femme Zeïnab le souvenir d’une chaleur familiale, presque clanique, et aussi de plats délicieux, saturés d’herbes aromatiques. L’un des plus notables est le lobio, qu’on peut décrire comme une purée de haricots rouges sauf que c’est tout autre chose qu’une purée de haricots rouges, c’est du lobio.
3. Géorgiens et Russes
Ma famille n’appartenait que par raccroc à cette communauté fortement endogamique car mon grand-père avait épousé une Russe, puis ma mère, un Français, en sorte qu’au contraire de nos cousins qui étaient à 100 % géorgiens nous ne l’étions, mes sœurs et moi, que pour un quart, et ce quart comptait peu. On parlait géorgien chez les Zou – ainsi que nous appelions les Zourabichvili –, pas un mot de russe, et chez nous un peu le russe mais pas un mot de géorgien. On n’allait pas aux mêmes églises, on n’était pas enterrés dans les mêmes cimetières : les Russes, c’était à Sainte-Geneviève-des-Bois et les Géorgiens à Leuville-sur-Orge. Ça n’empêchait pas qu’on aime bien les cousins et que nos parents nous donnent Salomé en exemple pour l’excellence de ses études, pour son excellence en général. Salomé faisait tout bien, d’une façon si volontaire et déterminée que même sa remarquable beauté semblait un effet non de la chance mais du mérite. Entrée au Quai d’Orsay à la fin des années 1970, elle a été en poste à Rome, à Washington, à Vienne, aux Nations unies à New York, à N’Djamena, à Bruxelles. Elle a épousé un Géorgien avec qui elle a écrit un « Que sais-je ? » sur la Géorgie et eu deux enfants qui portent de sonores prénoms géorgiens, parlent le géorgien et ont fait par la suite des études aussi brillantes qu’elle. Si je pensais à elle, c’était avec estime et sympathie, mais la vérité est que j’ai suivi de très loin sa carrière diplomatique, puis politique et qu’au fond j’y pensais rarement.
4. Dans la cuisine
Si surprenant que ce soit, et alors que j’ai quand même pas mal voyagé, particulièrement dans les pays de l’Est, j’ai attendu l’âge de 64 ans pour me dire que l’heure était venue de découvrir la terre de mes ancêtres et me retrouver, un soir de novembre 2022, accoudé avec Salomé à la table de sa cuisine, dans sa jolie maison de Sololaki – le plus ancien quartier de Tbilissi, autrefois décati et insalubre, aujourd’hui en voie de gentrification. Il n’y a pas de lobio – « Je t’en ferai la prochaine fois », dit-elle – mais de bons plats géorgiens sortis du frigo, qu’elle fait réchauffer au micro-ondes. Ça doit faire bien vingt ans qu’on ne s’est pas vus, elle s’est un peu tassée, mal au dos, mais elle a toujours ses yeux gris au laser, sa voix profonde et cette ossature nettement marquée qui était celle de sa mère, Zeïnab, et aide à bien vieillir. Quand elle me demande sur quoi au juste je compte écrire, car je lui ai dit que je venais faire un reportage, je réponds sincèrement qu’à vrai dire je ne sais pas trop. Un peu sur notre famille. Un peu sur Lermontov parce que Un héros de notre temps, qui est un de mes romans préférés, se passe à la frontière de la Russie et du Caucase. Un peu sur les Russes qui depuis le début de la guerre franchissent par centaines de milliers cette frontière. Et puis un peu sur elle : ma cousine présidente, et pas de n’importe quel pays, d’un pays que Vladimir Poutine a tenté d’envahir il y a quinze ans, dont il a déjà bouffé un cinquième, et qui, après l’Ukraine, est peut-être le prochain sur la liste, c’est un sujet qu’il serait dommage de rater, non ? « C’est vrai, ça, ce serait dommage. » Elle rit, même s’il n’y a pas vraiment de quoi rire, puis : « Écoute, je pars demain à 6 heures du matin pour Cardiff parce que l’équipe de rugby géorgienne joue contre le pays de Galles. On est assez bons en rugby, c’est important. Je rentre dans trois jours, en attendant tu n’as qu’à t’installer à la maison, mais on peut commencer. Tu veux qu’on commence où ? »
“Quand Salomé me demande sur quoi au juste je compte écrire, je réponds sincèrement qu’à vrai dire je ne sais pas trop. Un peu sur elle : ma cousine présidente d’un pays que Vladimir Poutine a tenté d’envahir il y a quinze ans, dont il a déjà bouffé un cinquième, et qui, après l’Ukraine, est peut-être le prochain sur la liste, c’est un sujet qu’il serait dommage de rater, non ?”5. La gloire de Micha
On commence en 2004 quand, après une carrière diplomatique tout à fait dans les clous, Salomé est nommée ambassadrice à Tbilissi. Ce retour au pays de ses ancêtres se passe à un moment très particulier. La transition postsoviétique a été, en Géorgie, plutôt ratée. Le sang y a coulé et, pendant presque quinze ans, le pays a stagné entre les mains d’Edouard Chevardnadze, qui passait pour libéral parce qu’il a été un des proches de Gorbatchev, mais s’est comporté chez lui en vieil apparatchik mafieux et en obséquieux vassal de la Russie. Et soudain, les temps changent : un jeune avocat appelé Mikhaïl Saakachvili, qui a été ministre de Chevardnadze et a démissionné de son poste avec fracas en dénonçant la corruption, vient d’être élu président à 96 % des suffrages, porté par ce qu’on a appelé la « révolution des roses ». Dans l’Ukraine voisine, c’est la « révolution orange », et les Russes voient d’un très mauvais œil ces révolutions encouragées et financées par les Américains. Leur hantise d’être encerclés par d’anciens pays satellites passant l’un après l’autre à la démocratie, c’est dire à l’ennemi, date de là. Devenu le plus jeune président d’Europe, Micha – comme tout le monde, partisans et adversaires, l’appelle en Géorgie – est l’incarnation la plus flamboyante de cette volonté d’échapper à l’orbite russe. Européen et atlantiste fervent, il a étudié à Columbia, à New York. Sa femme est hollandaise, il parle huit langues : le grand Niko l’aurait aimé. Le secrétaire d’État américain Colin Powell se fait photographier à ses côtés, une rose à la main, et dit que c’est le Nelson Mandela du XXIe siècle. D’autres diront le Kennedy du Caucase. George Bush vient danser avec lui sur la place de la Liberté et il y a encore, en plein milieu de Tbilissi, une avenue George‐Bush. Micha a 36 ans, il est grand, puissant, rieur, agité, bou- limique : un jeune ogre. Tbilissi vivait dans le noir, au gré de pannes d’électricité incessantes ? Elle étincelle, rutile, se couvre de bâtiments de verre, de moyennement bon goût mais symbolisant la transparence, qui est le mot d’ordre du nouveau pouvoir. La ville est un coupe-gorge, le pays est corrompu ? Micha vire du jour au lendemain des milliers de flics et de fonctionnaires douteux, en recrute de plus jeunes, patriotes, courtois et anglophones – car tout le monde est encouragé à apprendre l’anglais, à pratiquer le géorgien et à oublier le russe. Sous perfusion d’argent américain (je pense qu’on peut le dire sans passer pour un agent russe), Micha libéralise tout, simplifie les procédures, faisant de la Géorgie un paradis pour libertariens et investisseurs étrangers : obtenir un passeport ou acheter un appartement se fait dans la journée, pour ouvrir un restaurant il suffit d’écrire « restaurant » sur sa porte, le Code du travail tient en vingt pages. Sûr, trop sûr de l’appui du département d’État, Micha snobe son puissant voisin et, du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, surnommera « Lillipoutine » le nouveau président russe, qui ne le lui pardonnera jamais.
6. Dans le bureau de Chirac
Évidemment, Micha voudrait entrer dans l’Union européenne et dans l’OTAN. Pour ça, il lui faudrait quelqu’un qui a l’habitude des négociations internationales, et cet oiseau rare, selon lui, n’existe qu’à l’Ouest. Il a repéré cette ambassadrice de France d’origine géorgienne qui a fait Columbia comme lui, travaillé aux Nations unies, alors il la convoque et lui demande si elle veut être sa ministre des Affaires étrangères. Salomé, interloquée, objecte qu’elle est diplomate française, de nationalité française, et qu’un diplomate en poste dans un pays qui entre au gouvernement de ce pays, ça n’existe pas, ce n’est jamais arrivé, c’est évidemment impossible. Mais rien n’est impossible à Micha quand il s’est mis une idée en tête. Exemple : pour qu’il fasse aussi beau à Batoumi, où il pleut tout le temps, qu’à Soukhoumi, où il fait un temps de rêve, il a projeté de raboter de 50 mètres les montagnes qui retiennent les nuages – hélas ou heureusement, il n’a pas eu le temps de le faire. Quelques jours plus tard, Salomé se retrouve avec lui à l’Élysée dans le bureau de Chirac, alors président. C’est une scène qu’elle aime raconter, et raconte bien. Micha, malin, joue le pied-tendre avide de bien faire qui sollicite les précieux conseils du grand sachem. Chirac, ravi, paterne, se laisse faire et adoube. Les deux hommes demandent à Salomé, comme on prépare une farce, de sortir un moment. Elle fait antichambre cinq minutes, et puis ils ressortent bras dessus bras dessous, hilares, pour lui dire que la France la prête à la Géorgie. Si elle est d’accord, bien sûr, mais eux, les deux compères, trouvent l’idée épatante. C’est un peu de la folie, pense Salomé, mais est-ce qu’on peut dire non à une telle proposition ?
7. Respect mutuel
Ses parents ont fui leur patrie, en 1921, avec pour seul bagage une malle, que son frère Otar et elle ont gardée. Elle sort du placard la pieuse relique, y range ses affaires soigneusement pliées et retourne avec elle au pays de ses aïeux. À peine a-t-elle eu le temps de la poser dans son appartement de Tbilissi qu’elle se retrouve à négocier avec un certain Sergueï Lavrov le retrait des bases militaires russes de Géorgie. Pas moins. On est en 2004, Lavrov vient lui aussi d’être nommé ministre des Affaires étrangères, mais de la Fédération de Russie. Il l’est toujours dix-huit ans plus tard. C’est le Metternich de Poutine, son Kissinger, le roi de la realpolitik la plus brutale. Quand Salomé raconte ses entretiens avec lui, elle parle de « respect mutuel », et cela peut faire sourire, on imagine en tout cas le sourire de grand saurien de Lavrov devant cette diplomate qui représente un petit pays de rien du tout et croit discuter avec lui dans le respect mutuel. Respect mutuel mon cul, dirait Lavrov aujourd’hui, mais peut-être qu’à l’époque il n’était pas encore le Lavrov que nous connaissons, le fait est que la négociation a abouti et que les soldats russes ont quitté le pays en bon ordre. Salomé assure même qu’il lui aurait dit : « OK, on se retire, OK, on ne vous empêchera pas d’entrer dans l’OTAN (ça, j’ai du mal à le croire, en tout cas il a vite changé d’avis), la seule chose que nous n’accepterons jamais, c’est qu’il y ait à la place des nôtres d’autres bases étrangères sur votre territoire. » Salomé dit non non, il n’y en aura pas, mais il n’est pas question qu’on s’y engage noir sur blanc, ce serait une atteinte à notre souveraineté, ma parole doit vous suffire. Lavrov se contente de sa parole, il n’y a pas d’engagement noir sur blanc.
8. Disgrâce
C’est tout de même assez énorme, ce qui vient de se passer : cette fille et petite-fille d’émigrés, chassés par les Russes, vient toute seule de chasser les Russes du pays de ses ancêtres qu’ils occupaient depuis presque quatre-vingt-dix ans. Elle devrait sortir de cette négociation en triomphatrice, mais ce n’est pas ce qui se passe. Très vite, raconte-t-elle, elle se sent mal à l’aise au gouvernement. Les décisions se prennent au milieu de la nuit dans le bureau de Micha ou dans sa fastueuse villa de Batoumi. Ils sont tous là, en bande, ces jeunes ministres et conseillers spéciaux américains grassement payés, vautrés sur la moquette à dévorer des plateaux de sushis et se faire des rails de coke avant de partir à l’aube en hélicoptères de l’armée skier en Svanétie : il faudrait pour raconter ça un Scorsese caucasien. Salomé est couche-tôt lève-tôt, elle fait du jogging le matin avec son chien, ses années rock’n’roll, quand elle était en poste à New York et dansait jusqu’à pas d’heure au mythique Studio 54, sont quand même assez loin derrière elle. Micha ne manque pas une occasion de répéter avec jovialité qu’elle est la doyenne de son gouvernement, ce qui est vrai car tous ont moins de 40 ans et la plupart, moins de 30, mais à la longue agace. Un jour où elle lui a déplu en critiquant l’esthétique des dizaines de fontaines colorées ou phosphorescentes qu’il construit à tour de bras dans la ville – c’est une passion chez lui, les fontaines –, il nomme sans la prévenir un nouveau ministre « en charge de l’intégration européenne et atlantique » – ce qui revient à vider son ministère d’à peu près toutes ses attributions. On dira qu’elle a démissionné, « mais non, dit-elle, je refuse qu’on dise ça : Micha m’a virée. Il m’a virée parce qu’il me trouvait trop sérieuse, parce que j’avais sorti les chars russes, parce qu’il ne supporte pas qu’on risque de lui faire de l’ombre ».
9. Micha mange sa cravate
On s’attend à ce qu’elle rentre en France, et retrouve le poste qu’on lui gardait au chaud au Quai d’Orsay, mais non, elle décide de rester en Géorgie où elle n’a plus aucune fonction, plus de maison, plus de salaire, plus rien. Elle l’annonce à la télévision, appelle ceux qui la soutiennent à se rassembler à l’hippodrome de Tbilissi. Ils seront quinze mille, une base, pense-t-elle, pour un nouveau parti. Pendant les presque quinze ans qui ont suivi, je n’ai guère eu de nouvelles d’elle. On disait dans la famille qu’elle faisait de la politique dans l’opposition. Faire de la politique dans l’opposition en Géorgie : j’avais du mal à me représenter en quoi ça consistait, ça me faisait penser au titre du merveilleux film de Kusturica Papa est en voyage d’affaires. En août 2008, elle a assisté, impuissante, à une guerre brève et confuse avec la Russie pour le contrôle de deux petites régions indépendantistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Qui a commencé, ce n’est pas clair et c’est un sujet miné en Géorgie. Une commission de députés européens qui a planché sur la question a abouti à une conclusion digne de la casuistique des jésuites dans Les Provinciales de Pascal : la Géorgie a été l’initiatrice du conflit mais la Russie, son instigatrice. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que la seconde a avalé en cinq jours 20 % de la première sans que le monde s’en émeuve – et le monde aujourd’hui le regrette, parce que c’était avec quatorze ans d’avance la maquette de ce qui se passe en Ukraine et si on avait réagi alors, on n’en serait peut-être pas là. Salomé était parvenue à évacuer pacifiquement les soldats russes, quatre ans plus tard elle les a vus revenir en occupants, et ils y sont encore : amer constat. Quant à Micha, qu’il ait provoqué cette guerre ou cédé à une provocation, il s’en est vite mordu les doigts – ou plutôt mâché la cravate comme on le voit faire, au comble de sa naturelle fébrilité, dans une vidéo de la BBC qui est devenue la plus célèbre de ses apparitions publiques – tapez « Saakachvili eats his tie » sur YouTube. Micha étant Micha, ça ne l’a pas empêché d’organiser la semaine suivante, sur la place de la Liberté de Tbilissi, une fête de la victoire en l’honneur de sa catastrophique défaite. Mais ç’a été le crépuscule de son règne, et l’aurore d’un parti populiste, le Rêve géorgien, financé par un énigmatique milliardaire appelé Bidzina Ivanichvili – dont nous allons bientôt reparler.
10. « Si mes parents me voyaient... »
« Si mes parents me voyaient... » C’est forcément ce qu’a pensé Salomé quand, au terme d’une longue traversée du désert, elle a été élue, en 2020, présidente de la République géorgienne. C’est ce qu’a pensé ma mère, sa cousine, Hélène Carrère d’Encausse, quand, vingt ans plus tôt et pratiquement au même âge, elle a été élue secrétaire perpétuelle de l’Académie française. L’une historienne, l’autre diplomate, ces filles d’émigrés pauvres, l’un chauffeur de taxi, l’autre ouvrier chez Simca, affublées de ce qu’on appelait dans leur jeunesse un nom à coucher dehors, sont toutes deux d’exemplaires produits de la méritocratie française, mais leurs histoires familiales divergentes ont placé l’une du côté de la Géorgie, l’autre de celui de la Russie. Non seulement Salomé, qui a grandi dans une Géorgie mythique et fantasmée, ne parle pas russe, mais elle en fait un point d’honneur – ce qui a laissé pantois Lavrov pour qui un Géorgien, ça parle forcément russe – et déteste la Russie de Poutine autant que ses parents ont détesté l’Union soviétique. De son côté, ma mère, qui par sa propre mère est apparentée à la haute aristocratie russe et au gotha européen, a passé toute sa vie à observer la Russie, à écrire sur la Russie, à aimer la Russie même quand elle s’appelait l’« Ursse », en se désintéressant à peu près totalement du petit peuple à ses yeux provincial, archaïque et chauvin, un village d’Astérix aux confins de l’Empire, dont elle est issue pour moitié. Plus ou moins consciemment, et parce que les ancêtres russes avaient le sang plus bleu et des domaines plus vastes que les ancêtres géorgiens, elle trouvait que la Russie, c’est plus noble et intéressant que la Géorgie, et j’ai hérité de ce préjugé – qui, en ce moment, en prend un sacré coup. Dans un texte fameux, Freud se demande pourquoi il a toute sa vie rêvé d’aller à Rome et pourquoi tant d’obstacles successifs, à la fois infimes et dirimants, l’ont empêché d’atteindre cette destination pourtant très accessible. Pourquoi ai-je tant tardé à venir dans ce pays qui, en plus d’être celui de mes aïeux, est de l’avis général exceptionnellement attrayant ? Mon ami le cinéaste Paweł Pawlikowski m’écrit : « La Géorgie, pour moi, c’est un mindfuck sans pareil : magnifique, chaleureuse, absurde, irritante, tragique. À notre âge, la vie devient fade, tu as bien fait de te, garder ça pour le dessert. » C’est une belle réponse, j’en ai une autre : je suis le fils de ma mère, et ce qui m’attire en Géorgie, c’est d’abord ce qu’elle a représenté pour les Russes.
11. La route militaire
Après une nuit dans le clic-clac de la chambre d’amis de Salomé, et tandis qu’elle-même s’envolait vers le pays de Galles avec l’équipe de rugby géorgienne, je me suis engagé à bord d’une Jeep conduite par mon ami Jean-Michel Cosnuau sur la route militaire qui relie Tbilissi, qu’on appelait autrefois Tiflis, à la frontière russe. C’est sur cette route mythique que commence le roman de Lermontov Un héros de notre temps. Je l’ai lu dans mon adolescence, il était très en faveur dans notre famille où on n’était pas loin de trouver ça mieux que Pouchkine, c’est-à-dire mieux que tout. Si passionnante que soit l’histoire, c’est surtout le décor qui est imbattable, et je rêvais de voir un jour, en vrai, cette route vertigineuse, de longer ces précipices, de découvrir au-dessus de moi le mont Kazbek – 5047 mètres, quand même. Je n’ai pas été déçu. La route militaire a été tracée, pavée par l’armée russe lorsqu’elle a conquis le Caucase au début du XIXe siècle. Cette armée coloniale attirait les mauvais sujets et les têtes brûlées de la bonne société. Quand on avait, comme Lermontov et son héros, écrit des vers contre le tsar ou tué quelqu’un en duel, on vous envoyait là-bas vous faire trouer la peau, mais aussi vivre avec intensité. La Russie est plate, monotone, boueuse, on s’y ennuie comme dans les pièces de Tchekhov. Le Caucase est montagneux, verdoyant, dangereux, sensuel : un mindfuck sans pareil, comme dit Paweł. Ç’a été le Far West des Russes, leur territoire apache, le lieu de l’aventure avant d’être, pour les dignitaires soviétiques, celui des vacances, et la Géorgie en particulier, un pays de Cocagne dont on regardait les habitants avec un mélange de mépris – des « culs-noirs », disait-on et dit-on encore, c’est-à-dire des bougnoules – et de ressentiment parce qu’ils ont le bon air, la bonne bouffe, la bonne vie. Mais les Russes qui se présentent aujourd’hui au poste-frontière de Kazbegi, très exactement là où commence le roman de Lermontov, ne sont ni des aventuriers romantiques, ni des huiles du défunt Parti : ce sont des fuyards.
12. Le poste-frontière
Il y a eu deux vagues : la première au printemps 2022, quand a commencé l’« opération militaire spéciale », et c’était plutôt une élite culturelle, des gens avec une conscience politique, des soutiens de Navalny. La seconde, c’est autre chose : des gens qui s’en accommodaient à peu près, de l’opération militaire spéciale, jusqu’à ce que Poutine décrète la mobilisation et qu’ils comprennent que ça risquait de les concerner, eux, que la guerre n’était pas seulement quelque chose qui arrivait à la télévision mais dans la vraie vie et même dans leur vraie vie. Ceux-là, au début de l’automne, ont débarqué en masse en Géorgie. Nous avons tous vu ces images : les centaines, les milliers de voitures qui faisaient la queue sur deux ou trois files à la frontière, côté russe; les bureaux de recrutement volants de l’armée russe, pour choper parmi les fuyards ceux qui étaient mobilisables ; et ceux qui, pour échapper plus vite à cette menace, pour ne pas attendre leur tour des jours entiers, abandonnaient carrément leur voiture et, comme on n’a pas le droit de franchir la frontière à pied, la franchissaient à vélo. Un petit business, la location de ces vélos, d’autant plus florissant que les gens s’en servaient pour couvrir quelques centaines de mètres et les abandonnaient ensuite de l’autre côté, où les loueurs les récupéraient comme à Paris la boîte qui les gère récupère les Vélib’ laissés dans le Marais pour les remonter à Belleville. J’espérais assister à ce spectacle d’exode en arrivant au poste-frontière, mais à la fin novembre 2022, c’était fini.
13. À l’hôtel Rooms
Situé à quelques kilomètres du poste-frontière, l’hôtel Rooms est sans conteste le plus beau de Géorgie. Il est aussi très cher, et sa clientèle – si on excepte quelques Arabes des émirats –, à la fois jeune, familiale et principalement russe. De jeunes Russes très à leur aise. Nous sommes habitués à l’idée que lorsqu’un pays accueille de plus ou moins bonne grâce des réfugiés, ces réfugiés sont plus pauvres que les habitants du pays. Ce n’est pas ce qui se passe en Géorgie, où peu de gens ont les moyens de passer leurs week-ends à l’hôtel Rooms, alors qu’Ilya oui, sans problème. Jean-Michel et moi avons rencontré Ilya dans le jacuzzi extérieur d’où se découvre une vue grandiose sur le mont Kazbek. Il a 35 ans, il était banquier à Moscou et fait partie de la première vague d’exilés. Pour ne pas se laisser coincer dans un pays qu’il pensait voué à devenir la Corée du Nord, il a en quelques heures décidé de le fuir. M’étant moi-même, par hasard, trouvé à Moscou le jour de l’invasion, j’ai vu beaucoup de gens de ma connaissance réagir de la même façon. La décision d’Ilya a été déchirante parce qu’il était en instance de divorce, ses deux petits enfants, avec sa femme, et que le choix était simple : rester avec eux, partir sans eux. Il est parti. Il est arrivé à Tbilissi pauvre selon ses standards, mais riche selon les standards géorgiens, et y a passé huit mois à se tremper le caractère en arrêtant de boire, de fumer, de se droguer (ce qu’il faisait sans frein, à Moscou) pour, à la place, courir des marathons dans les collines qui entourent Tbilissi et gravir deux fois le Kazbek. La semaine prochaine, il s’envole pour New York. Il se propose d’y créer un hedge fund et de refaire fortune en attendant que le système Poutine s’effondre et que surgisse de ses décombres une nouvelle génération de managers qui reconstruira le pays et dont il se voit bien prendre la tête. Je lui dis que ce sera drôle, quand il sera président de la Fédération de Russie, de nous rappeler cette rencontre dans le jacuzzi de l’hôtel Rooms, au temps où il était en exil à Tbilissi, comme Lénine à Zurich. Il sourit pour la forme, mais j’ai l’impression qu’il est sérieux.
“Nous sommes habitués à l’idée que lorsqu’un pays accueille de plus ou moins bonne grâce des réfugiés, ces réfugiés sont plus pauvres que les habitants du pays. Ce n’est pas ce qui se passe en Géorgie.”14. Gamarjoba
Pour Ilya, la Géorgie n’est qu’une étape. Zoia et Pavel, eux, ont décidé de s’y installer. Autant Ilya est tendu et ambitieux – il me cite une phrase de James Cameron, le réalisateur de Titanic : « Si vous vous fixez un but ridiculement élevé, vous échouerez probablement, mais à un niveau plus élevé que celui où les autres réussissent » –, autant eux sont incroyablement détendus et easygoing : la jeune trentaine, bonnes têtes, souriant à la vie qui en retour leur sourit avec constance. Pavel – dit Pacha – avait à Moscou un business de revente de voitures d’occasion, pas très gros mais lucratif. Zoia donnait des cours à l’université sur, tenons-nous bien, les techniques de propagande politique dans les médias. Quand la guerre a commencé, elle a voulu en parler avec ses étudiants en utilisant le mot « guerre », pas « opération militaire spéciale », et en les incitant à regarder la télé officielle d’un œil critique – ce qui était après tout l’objet de ce séminaire. Quelques-uns ont fait cet effort, mais les trois quarts de ces garçons et filles qui avaient choisi d’étudier, je répète, les techniques de propagande politique dans les médias se sont mis à regarder l’effarante télé russe du même œil hébété que leurs parents. Quand le confort est au prix de l’aveuglement, on choisit souvent le confort. On se réfugie dans un univers parallèle. La Russie tout entière est devenue un univers parallèle. La plupart des amis sont devenus d’ex-amis, dit Zoia, alors le 20 avril, ils ont fermé la porte de leur appartement, bourré au maximum le coffre de leur vieille Mercedes et fait le voyage en deux jours : 1000 kilomètres de Moscou à Rostov-sur-le-Don, puis une nuit d’attente à la frontière géorgienne. Il n’y avait pas encore beaucoup de fuyards, mais des chars russes, oui. À Tbilissi ils ont loué un premier appartement moche et triste, mais au bout de trois jours, deux frères géorgiens rencontrés dans un bar, aussi sympas et cool qu’eux, leur en ont trouvé dans l’heure un nettement mieux. Ils y sont si bien qu’ils envisagent déjà de l’acheter. Les prix, à cause de gens comme eux, ont beaucoup augmenté. Pacha a remonté avec des associés locaux une autre petite affaire de revente de bagnoles, et Zoia a créé le blog « Comment se conduire dans son pays d’accueil », où elle explique quelques principes de base à ses malotrus de compatriotes. Par exemple que commencer par dire « Gamarjoba », bonjour en géorgien, avant de passer au russe, ça ne coûte pas cher et fait plaisir. En Russie, dit-elle, les gens sont aussi froids et brutaux que le climat, ici c’est le contraire. On se fait vite des amis, on s’entraide, il y a une solution à tout. Zoia et Pacha béniraient presque la guerre à la faveur de laquelle ils ont découvert ce pays. Ils ont l’impression que c’est le leur, et quand je leur demande s’ils y sentent de l’hostilité contre les Russes ils se récrient : pas du tout ! Ça m’étonne un peu, parce que j’ai entendu des histoires de Géorgiens qui refusent de louer à des Russes, de Géorgiens qui mettent sur les réseaux sociaux des vidéos de Russes en train de danser et faire la fête à Tbilissi pendant que les Ukrainiens se battent et meurent, de banderoles déroulées à la frontière : « Déserteurs russes, vous n’êtes pas bienvenus », de restaurants interdits aux Russes. Peut-être, dit Zoia, mais le restaurant qui fait ça, la police le ferme le lendemain, ou il se prend une grosse amende. Et elle s’émerveille d’avoir vu, sur un mur de Tbilissi, un graffiti « Fuck Russians » dont quelqu’un avait rayé les deux dernières lettres, en sorte que cela devenait « Fuck Russia ». Un pays, dit Zoia, dont un cinquième est occupé par les Russes et où on écrit « Fuck Russia » mais pas « Fuck Russians », est-ce que ce n’est pas comme Dieu qui réprouve le péché, mais pardonne au pécheur ? Est-ce que ce n’est pas le paradis?
15. L’histoire préférée des Géorgiens
Dieu, puisqu’on parle de lui, vient de créer la Terre et appelle les différents peuples pour leur en distribuer des parts. Les Géorgiens qui sont comme à leur habitude en train de festoyer n’entendent pas l’appel, alors ils n’ont rien. Dépités, ils vont trouver Dieu et lui expliquent qu’ils chantaient ses louanges si fort qu’ils n’ont rien entendu. Dieu est embêté. Mais comme il est immensément bon et généreux, sinon ce ne serait pas Dieu, il se résout à leur donner le bout de terre qu’il s’était réservé pour ses vacances : un petit pays caché où il y a tout, des montagnes grandioses et des vallées fertiles, un climat de rêve, du bon vin, des artistes merveilleux (ceux qui connaissent les films d’Otar Iosseliani seront d’accord) et même des flics aimables – mais ça, Dieu n’y est pourrien, comme vous le savez maintenant c’est Micha qu’il faut remercier.
16. La Géorgie sort du chapeau
À mon retour de la frontière, j’ai quitté la maison de Salomé parce que le clic-clac présidentiel est vraiment trop inconfortable et pris mes quartiers chez Jean-Michel, qui a vécu vingt-cinq ans en Russie, ouvert des boîtes de nuit à Moscou dans les folles années 1990, bref s’est bien amusé. Comme tous les expats qui se débrouillaient bien, il trouvait la Russie formidable, un immense terrain de jeu et d’aventures, et professait un poutinisme désinhibé. Je l’ai à plusieurs reprises entendu dire que la Russie, c’était le pays de la liberté. Je disais : de ta liberté, je parlais de Politkovskaïa, de Nemtsov, de Litvinenko, de Navalny. Il haussait les épaules, me traitait de petit Français frileux. En 2014, quand il y a eu en Ukraine la révolution de Maïdan, il a senti que le vent tournait. Le pouvoir s’est crispé, l’ambiance devenait lourde, les étrangers n’étaient plus si bien vus. Des clubs comme les siens, ça ne marche qu’avec des protections, ce qu’on appelle des « toits », et les toits ont commencé à s’entretuer. Pris entre deux feux dans ces guerres de gangs, où le FSB, les services secrets russes, tenait aussi un rôle non négligeable, Jean-Michel s’est retrouvé en prison. Ce n’est une partie de plaisir nulle part, en Russie encore moins, mais c’est le genre de petit type sec et nerveux qui ne se laisse pas chercher noise et, avec le secours de la méditation qu’il pratique assidûment, ça s’est plutôt bien passé – il raconte ça dans un livre, Dans les griffes du FSB (Seuil). Au bout de quelques mois, on l’a laissé sortir avec un bracelet électronique et, reclus dans son appartement, ses avoirs gelés, ses clubs fermés, son poutinisme douché, il a cherché un point de chute pour le chapitre suivant de sa vie aventureuse. Il n’a pas eu à chercher loin car notre ami commun Jacques von Polier, patricien franco-prussien, colossal et débonnaire, homme d’affaires prodigue, explorateur au long cours de l’Asie centrale et comme lui un des rois de la nuit moscovite, s’était retrouvé peu de temps auparavant dans la même situation. Menacé de trente ans d’interdiction de séjour en Russie, Jacques a dressé un tableau Excel en croisant divers critères : climat, religion (chrétienne plutôt que musulmane), langue (celles qu’il parle : français, anglais ou russe), législation fiscale (il n’aime pas trop payer d’impôts). C’est la Géorgie qui est sortie du chapeau.
17. Laptops et yoga
C’est en Géorgie que Jean-Michel, à sa suite, a trouvé asile il y a maintenant cinq ans. Il a acheté un bel appartement à Tbilissi, dans la même rue que Jacques, quand ça ne coûtait encore pas grand-chose, et il compte y vieillir paisiblement parce qu’il en a, comme Jacques et moi, atteint l’âge – sauf qu’en ce qui le concerne, la retraite paisible, je n’y crois pas vraiment. J’ai traîné quelques jours avec mes deux camarades dans Tbilissi, ville étonnamment belle et facile. On a passé des après-midi aux bains, au sortir desquels on prenait des soupes délicieuses, ultraépicées, spécialement conçues pour la gueule de bois – « Dommage, dit Jean-Michel, on aurait dû boire hier » –, puis des cappuccinos irréprochables dans de vastes entrepôts, briques et bois, transformés en coworkings artistiquement tagués. Il y a aussi, partout, de petits cafés qui calent deux ou trois fauteuils et tables basses sur les trottoirs fissurés, gondolés, soulevés par les racines des arbres. Dans tous ces endroits agréables, on entend presque exclusivement parler russe, par des armées de hipsters à laptops et des tablées de jeunes femmes russes qui non seulement font du yoga, mais souvent l’enseignent, comme la compagne russe de Jean-Michel, Julia, qui en outre étudie le sanskrit et part régulièrement faire des stages en Inde. Sa présence ici, depuis cinq ans, n’a rien à voir avec la guerre, et quand je la questionne à ce sujet, quand des Russes plus récemment arrivés en parlent devant elle, je la sens mal à l’aise. Avec lucidité, elle explique ce qu’on pourrait appeler son ambivalence par le milieu d’où elle vient. Elle a grandi à Saratov, une ville de merde de son propre aveu. Son père est directeur de la prison – où il a eu pour client l’horrible Evgueni Prigojine, le fondateur du groupe de mercenaires Wagner. Son frère y travaille aussi. Tous sont biberonnés du matin au soir à la propagande télévisée, en sorte que Julia est déchirée entre la fidélité aux siens et les arguments cruellement convaincants des gens qu’elle aime ici – Jean-Michel en tête. Elle s’en tire en disant qu’elle ne veut pas discuter de politique et préfère rester neutre : « La Russie est mon pays, il ne fait pas que de bonnes choses mais je reste avec mon pays. — Et avec son leader ? — Avec mon pays, je te dis, et de toute façon, ça ne sert à rien d’en parler, je ne veux pas en parler. — Et si tu avais été allemande en 1940, tu aurais été pour Hitler ? Et les villes bombardées, les femmes violées ? — Tu m’ennuies, je ne veux pas en discuter. Et puis je ne suis pas là-bas, j’estime avoir un devoir de réserve, je suis russe, je refuse d’avoir honte d’être russe. »
18. La manif des Russes
Devant le Parlement, des Russes manifestent contre la guerre. Pancartes, slogans, mégaphones. Très injustement, on leur en voudrait presque d’être si peu nombreux : 200 ou 300, au doigt mouillé. Les autres sont restés chez eux, soit parce qu’ils n’étaient pas au courant, soit parce qu’ils ont haussé les épaules : de toute façon, ça ne sert à rien, ce n’est pas ça qui va impressionner Poutine. Certes. Mais je pense à ce que m’a dit un jeune historien géorgien, Giorgi Kandelaki : les 700000 Russes qui ont débarqué dans un pays de 4 millions d’habitants, les 100000 qui y sont restés et dont on ne sait pas s’il faut les appeler réfugiés, touristes ou déserteurs, si, au lieu de se balader à Tbilissi et de bosser à distance pour des boîtes qui les paient en dollars, ils rentraient dans leur pays pour manifester contre la guerre et leur tyran, ça aurait un peu de poids quand même... Les Ukrainiens se battent comme des lions. 3000 ou 4000 Géorgiens sont partis se battre et parfois mourir à leurs côtés, à la fois parce qu’ils sont courageux, généreux, et parce qu’ils se doutent que si la Russie gagne ce sera bientôt leur tour. Les Russes, non. Les Russes, ils se barrent. Leurs grands-pères ont peut-être gagné la Grande Guerre patriotique et, au prix de leur vie, sauvé le monde du nazisme, eux tout ce qu’ils savent faire c’est du yoga et boire des cappuccinos, bien au chaud.
19. La version d’Irma
À Cardiff, la Géorgie a battu les Gallois, sur leur terrain, une première historique. Salomé, après ça, est allée en Pologne rencontrer le président Duda, parmi ses homologues européens celui avec qui elle s’entend le mieux. Mitoyens, l’un de l’Ukraine, l’autre de la Russie, tous deux sont en première ligne dans la guerre, mais Duda a les mains plus libres : son pays fait partie de l’UE et de l’OTAN, c’est moins dangereux pour lui de dire, comme ses voisins baltes, qu’il ne faut plus donner un seul visa aux Russes, qu’il faut les isoler complètement. S’il pouvait élever devant leurs frontières un mur de déchets radioactifs, il le ferait – j’exagère à peine. Salomé est rentrée à Tbilissi aussi satisfaite de leurs entretiens que de la victoire de l’équipe de rugby. Pour ma part, après quelques jours passés à traîner avec Jean-Michel et Jacques et à rencontrer, grâce à Julia, beaucoup plus de Russes que de Géorgiens, je me suis avisé que ce n’était pas suffisant pour écrire un article sur un pays d’avoir pour cousine sa présidente de la République et j’ai recruté une fixeuse. Une fixeuse, ou un fixeur, c’est quelqu’un de débrouillard et bien informé qui sert d’assistant sur le terrain aux journalistes étrangers. La fixeuse assermentée des journalistes français en Géorgie s’appelle Irma. C’est une femme rousse, avec une épaisse tignasse bouclée et une vieille bagnole, qui m’a été immédiatement sympathique. J’ai l’impression que ç’a été réciproque, mais cette sympathie ne s’étend pas à ma cousine, pour qui Irma ne me cache pas son peu d’estime. Peut-être pas une mauvaise ni malhonnête personne, concède-t-elle du bout des lèvres, mais une Géorgienne de pacotille, une technocrate formée au Quai d’Orsay et à Bruxelles, parlant mal géorgien, n’ayant partagé pendant toutes les années du communisme aucune des épreuves de son peuple : et d’un. Et de deux : une andouille à côté de ses pompes, faisant ce qu’elle peut (et pouvant peu) pour cacher et se cacher qu’elle est la représentante et l’otage d’un gouvernement prorusse. Irma m’a lâché tout ça au bout de cinq minutes, et ça m’a fait un drôle d’effet. D’abord, on n’est pas habitué à ce qu’un fixeur qui vous guide dans la vie politique d’un pays soit aussi ouvertement partisan (je précise que je cite les propos d’Irma avec son accord : elle les assume pleinement, ça ne la gêne pas du tout que je les rapporte à ma cousine). Ensuite, j’ai entendu juste avant mon départ une interview de Salomé sur France Inter qui ne colle vraiment pas avec ça. Quand elle dit que la Russie a pratiquement perdu la guerre et que la seule question maintenant c’est la recomposition de l’Europe à partir de cette défaite, je la trouve un peu optimiste, mais son engagement pour la démocratie, les droits de l’homme, l’Europe est passionné, vibrant, manifestement sincère. Je me rappelle aussi, et raconte à Irma, cette petite anecdote : pendant notre pèlerinage familial dans Tbilissi, j’ai voulu qu’on fasse une photo souvenir. On s’est arrêtés pour la faire devant un mur orné de l’omniprésent tag « Fuck Russia ». La présidente géorgienne se fait délibérément photographier devant le slogan « Fuck Russia », ça veut dire quelque chose, non? Irma secoue la tête : je suis bien naïf. Ces beaux discours, tout le monde les tient en Géorgie. Comme le grand Niko en son temps, l’écrasante majorité des Géorgiens n’aspire qu’à cela : sortir de l’orbite russe, devenir européens. Mais il y a un problème. Le problème, c’est que le pays tout entier est la propriété, il n’y a pas d’autre mot, d’un oligarque prorusse appelé Bidzina Ivanichvili.
20. Le faux nez du Rêve
Ce Bidzina est un drôle de personnage. On ne le voit pas, il ne donne pas d’interviews, les rares photos de lui sont vieilles de dix ans et bien qu’il se soit fait bâtir sur les hauteurs de Tbilissi un palais futuriste à 50 millions de dollars, il habite dans son lointain village natal, Tchorvila, une sorte de ranch géant où il élève des lémuriens, des zèbres et des requins. Ayant fait fortune en Russie, il est revenu au pays en prenant soin de se présenter comme un mécène, un philanthrope, pas un homme politique. Il a fait de Tchorvila un parfait village Potemkine, achetant à chacun des maisons, des voitures, des études aux enfants, couvrant le district d’écoles modèles, de parcs de jeux, de musées, et bientôt étendu ses bienfaits à tout le pays. Toujours se défendant de faire de la politique, il a personnellement remboursé les emprunts de 600000 électeurs qui ont assuré le succès, aux élections de 2012, d’un parti nouvellement créé qui s’appelle le Rêve géorgien. Bidzina n’a pas pris officiellement la tête du Rêve géorgien, mais il le soutient et, comme sa fortune est équivalente à la moitié du PIB annuel du pays (4,5 milliards de dollars, selon Forbes), le Rêve remporte toutes les élections, les gouvernements successifs sont composés de membres du Rêve, ainsi que de proches de Bidzina. Le ministre de la Justice, c’est son avocat; celui de l’Intérieur, son ancien garde du corps ; celui de la Défense, l’agent de son fils, qui est rappeur ; celui de la Santé, le dentiste de sa femme. Le truc vicieux, me dit Irma, c’est que tous ces gens tiennent comme Salomé des discours proeuropéens alors qu’en réalité le parti et son parrain sont, selon un cocktail désormais éprouvé, à la fois populistes (leur interlocuteur favori en Europe, c’est Viktor Orbán) et prorusses. Par prudence, ce qui peut se défendre parce qu’on n’a pas intérêt à faire trop les malins quand on est voisins de la Russie, mais aussi par intérêt, solidarité oligarchique, ADN et peut-être, tout simplement, conviction. La Géorgie est donc un État schizophrène, disant une chose, en pensant et faisant une autre. Et pour dire cette chose qu’on ne pense pas et ne fait pas, autant avoir l’air convaincu et employer quelqu’un de réellement convaincu. C’est pour tenir ce rôle absurde que Bidzina, selon Irma, a nommé Salomé présidente. Je m’insurge : comment ça, nommé ? Elle a été élue ! Au suffrage universel! Irma redouble de dédain : élue en Géorgie, ça veut dire nommée par Bidzina, qui achète les électeurs un par un. Ma cousine si démocrate, si européenne, si atlantiste, on l’envoie tenir de beaux discours à Strasbourg et sur France Inter, et si ça se trouve elle y croit, la malheureuse, mais elle n’est jamais qu’une idiote utile, le good cop d’un bad cop cent fois plus puissant qu’elle. Un faux nez du Rêve géorgien, qui est lui-même un faux nez de Poutine.
21. L’opposition nationale
Pendant quelques jours, j’ai fait sous la conduite d’Irma la tournée des gens de l’opposition qu’on qualifie de « nationale » : proeuropéens fervents, ennemis du Rêve géorgien, accessoirement de Salomé, et souvent nostalgiques de Micha. Je feuillette mon carnet, relève quelques phrases que j’y ai notées. Elena Kokhtaria, députée, fondatrice d’un parti appelé Dora – ce qui veut dire « l’heure est venue » : « La Géorgie doit appliquer les sanctions ou au moins ne pas aider à les déjouer. Parler de neutralité de la Géorgie comme le fait Bidzina, ça veut simplement dire qu’on est prorusse. » Giga Bokeria, ancien chef de la Sécurité nationale sous Micha et leader d’un autre petit parti (complètement dans les choux, dit Salomé) : « L’espoir n’est pas une politique, on ne peut pas se raconter que Poutine est un fou ou un poivrot vindicatif et qu’on aura ensuite un pouvoir russe meilleur. Il faut absolument nous mettre dans le bon camp, balayer un pouvoir postsoviétique qui spécule sur la peur et nous répète que l’Ukraine l’a bien cherché et que c’est elle qui nous met tous dans la merde. » Giorgi Kandelaki, le jeune historien, chercheur au Sovlab qui étudie le passé soviétique de la Géorgie : « On a une fenêtre de tir, il ne faut pas la rater, il faut clairement prendre parti au lieu de faire un pas en avant deux pas en arrière et prétendre qu’on veut entrer dans l’UE tout en sabotant cette candidature. Avec le Rêve, nous sommes du mauvais côté. Notre type avec ses requins et ses zèbres, il est du mauvais côté. » Elena Kokhtaria : « On dit que la Russie va perdre, mais quel type de défaite? De toute façon, elle restera une menace pour la Géorgie, elle n’acceptera jamais d’avoir un pays libre à sa frontière. » Et pour finir, à quelques pages d’intervalle dans mon carnet, mes deux citations préférées. Tea Souloukiani, ministre du Rêve géorgien : « La Géorgie fait tout ce qu’elle peut pour avoir sa place à la table des négociations après la guerre. » Giorgi Kandelaki : « La Géorgie fait tout ce qu’elle peut pour ne pas avoir sa place à la tabledes négociations après la guerre. »
“C’est moins dangereux pour le président polonais de dire qu’il ne faut plus donner un seul visa aux Russes, qu’il faut les isoler.”22. La journée des prisonniers politiques
Un des temps forts de ce qu’on pourrait appeler l’Irma’s Tour est ce qu’elle-même appelle la journée des prisonniers politiques. Elle commence dans les locaux de la chaîne de télévision que dirigeait Nika Gvaramia. Sa femme, Sofia, est élégante et digne, lunettes noires, l’air d’avoir beaucoup pleuré. Avocat de formation, Nika a participé à la révolution des roses et aux gouvernements successifs de Micha comme ministre de l’Éducation puis de la Justice. (Commentaire de Salomé : « Si on l’avait laissé faire, il aurait mis en prison la moitié du pays. » C’est un jugement partial, sans doute, il est cependant avéré que sous le libertaire Micha le taux d’incarcération était le deuxième du monde, derrière les États-Unis et avant la Russie.) Gvaramia s’est pris de plein fouet l’épuration de 2012, quand le Rêve est arrivé au pouvoir et que tous les vétérans de la révolution des roses y sont passés. Mais alors que Micha s’exilait aux États-Unis, Nika est resté et, malgré les menaces, le chantage, la diffusion publique de vidéos compromettantes, il est arrivé à monter cette chaîne d’opposition orgueilleusement appelée la Chaîne principale, sur laquelle il anime un talk-show très regardé qui en fait, selon sa femme, le principal opinion maker de Géorgie. (Salomé reconnaît qu’il est brillant, mais ultra-trash, et pour illustrer ça me montre une vidéo où on le voit, sur le plateau, boire un verre de vin en disant que c’est le sang de la présidente et qu’il souhaite à tout le monde de s’en descendre une bonne lampée aussi...) À force d’indépendance (selon sa femme) et de malversations (selon Salomé), Nika est arrêté, emprisonné, condamné à trois ans de prison en mai 2022. Mais ce n’est pas ça, l’étonnant. L’étonnant, c’est le jour choisi pour l’emprisonner. Ce jour, c’est celui où on discute, à Bruxelles, la question de donner ou non à la Géorgie le statut, non pas de candidat, mais de candidat à la candidature à l’Union européenne. Un des critères à respecter pour montrer qu’on est un pays civilisé, digne de faire partie de l’Europe, porte sur la liberté d’expression. Le pays candidat doit assurer qu’il n’y a pas chez lui de journaliste emprisonné. La Géorgie coche la case non. Non, jure-t-elle avec solennité, il n’y a pas chez nous de journaliste emprisonné. Et c’est ce jour-là précisément, pas un autre, alors qu’il est dans le collimateur depuis trois ans, qu’on choisit pour emprisonner le journaliste le plus connu du pays. Quel est le sens du message ? Est-ce que ce n’est pas du sabotage ? Est-ce que ça ne revient pas à dire : ne croyez rien de ce que nous vous disons. Nos bâtiments officiels pavoisés des drapeaux géorgien et européen, c’est du village Potemkine à l’état pur. En réalité on ne veut pas de l’Europe, on fonctionne toujours à la soviétique et on continuera. (Le pire, c’est que Salomé admet que cette analyse n’est pas fausse.)
23. Micha errant
La journée des prisonniers politiques continue avec le plus gros gibier : Micha lui-même. Micha est un personnage de roman : séduisant, outrancier, trop en tout. Son premier mandat a été spectaculairement bon ; le second, spectaculairement mauvais. Chevalier blanc de l’anticorruption, il a plongé à son tour dans une corruption démesurée. Une fois écarté du pouvoir et menacé de prison par le Rêve, il s’est lancé dans des tribulations encore plus romanesques. D’abord exilé aux États-Unis où il aurait pu, sagement, donner des conférences bien payées comme font les hommes d’État déchus, il s’est vite impatienté et lancé dans une seconde carrière politique, en Ukraine – ça semble un tropisme géorgien, d’aller se faire élire dans un autre pays que le sien. Il a d’abord été gouverneur d’Odessa, où il a fait comme en Géorgie des bâtiments publics transparents, des routes, de la lutte anticorruption (ricanements dans l’assistance), toutes réalisations tapageuses qui ont fait de l’ombre au président ukrainien de l’époque, Porochenko. Porochenko l’a exilé. Il avait déjà perdu la nationalité géorgienne, maintenant c’est l’ukrainienne qu’on lui retire. Le voici apatride, réfugié en Pologne. Quand Zelensky, qui l’aime bien, arrive au pouvoir en Ukraine, il lui permet de revenir à Kyiv, le nomme vice-ministre puis, comme ça soulève un tollé, président d’un fumeux Comité national des réformes. En octobre 2021, Micha prend la décision aberrante de retourner en Géorgie où il a pourtant été condamné à huit ans de prison par contumace. Il entre dans le pays clandestinement, dans un camion transportant de la crème fraîche, persuadé qu’il sera, au pire, emprisonné trois jours puis libéré par la foule et porté en triomphe jusqu’au palais présidentiel d’où il virera Salomé sans coup férir. Ce n’est pas du tout ce qui arrive. Il est emprisonné, oui, mais personne ne le libère : il tirera ses huit ans. Ça provoque quelques manifestations mais pas le soulèvement qu’il espérait. Des sondages qui valent ce qu’ils valent évaluent à 20% de la population le nombre des nostalgiques de Micha. Assez bizarrement, c’est le même chiffre, 20%, que les mêmes instituts de sondages donnent pour ses ennemis jurés, lesnostalgiques de l’Union soviétique.
24. La grâce de Micha
En prison, Micha fait une grève de la faim de cinquante-trois jours, perd 40 kilos, c’est énorme pour un homme de son gabarit. Isolement, lumière jour et nuit, filmé vingt-quatre heures sur vingt-quatre – et impossible, bien sûr, d’avoir un droit de visite. Ce qui serre le cœur, me dit sa mère, c’est que les deux prisons successives où il a été incarcéré, l’hôpital militaire où il est maintenant, c’est lui qui les a construits, et maintenant il découvre amèrement leurs défauts : mal conçus, venteux, on y gèle. La mère de Micha n’a rien d’une émouvante babouchka : c’est une dame de 75 ans, universitaire de haut vol, orientaliste, cosmopolite, très chic. Elle nous reçoit, Irma qu’elle connaît bien et moi, à l’université dont jusqu’à sa retraite elle était vice-rectrice. Micha, dit-elle, est essentiellement accusé d’être Micha, le seul politicien intègre du pays, le seul décidé à sortir son pays de l’orbite russe. C’est pour ça qu’on l’a mis en prison, parce que les gens du Rêve ont peur de lui. Sur les accusations concrètes dont il fait l’objet, évidemment, il y a les deux versions. Selon sa mère, on lui reproche d’avoir acheté sur les fonds de l’État des fleurs pour l’enterrement de Václav Havel. Des fleurs pour Václav Havel ? Seulement ? Rien de plus ? Bon, d’accord, il s’est aussi fait faire quelques costumes, et quelques injections de Botox, mais quand on représente son pays on doit soigner son apparence, n’est-ce pas ? Selon ses adversaires, dont Salomé, ce qu’on lui reproche n’est pas de la petite mais de la grande corruption, des incarcérations abusives, des répressions policières allant jusqu’à la torture, des assassinats politiques. La ministre Tea Tsouloukiani, dont je vais parler bientôt, travaillait à l’époque à la Cour européenne des droits de l’homme et tout le monde la blaguait parce qu’étant de petite taille elle disparaissait derrière la pile des dossiers mettant gravement en cause Micha et son entourage. Cela dit, son état de santé, tant physique que psychique, est alarmant et même ses détracteurs reconnaissent qu’il serait désastreux pour l’image du pays que l’homme de la révolution des roses meure en prison. Alors quoi ? Le gracier ? Salomé a le pouvoir de le faire, c’est l’un de ses rares pouvoirs réels, et elle ne le fait pas. Quand je lui demande pourquoi, elle me répond qu’un homme politique emprisonné n’est pas nécessairement un prisonnier politique, que Micha a été condamné pour des raisons pénales très graves et qu’autant on peut envisager de l’envoyer se faire soigner à l’étranger, autant le gracier, non : ce serait un déni de justice, qui révolterait une grande partie de la population. Irma, quand je lui rapporte cette réponse, hausse les épaules et dit : la vérité, c’est qu’elle ne peut pas. Elle peut tenir les discours pro-occidentaux les plus enflammés, ça c’est la ligne jaune qu’elle ne peut pas franchir.
25. Avec de tels amis...
De son lit d’hôpital, Micha ne cesse de répéter qu’il est dans son propre pays le prisonnier personnel, pas seulement de Bidzina mais de Poutine, qui le poursuit d’une haine inextinguible. Trois semaines après mon retour de Tbilissi, en décembre 2022, un collège de médecins américains l’ayant examiné a trouvé dans son organisme des traces de mercure et d’arsenic – qui font notoirement partie de l’arsenal du FSB, voir Litvinenko et Navalny, pour ne citer que les plus connus. C’est alarmant et, au moment où je termine cet article, fin mai 2023, la situation n’a pas évolué. Je ne sais pas comment elle va se dénouer, si Micha va mourir en prison ou guérir ailleurs et repartir, increvable et chimérique, pour de nouvelles aventures – il rêve évidemment de rejoindre son copain Zelensky. Je ne sais pas quel rôle Salomé jouera dans ce dénouement ni quelle est sa marge de manœuvre. À un moment, je lui ai dit : « Tu sais, grâce à Irma, j’ai rencontré toutes sortes de gens de l’opposition, mais personne du côté du Rêve géorgien. Tu me conseillerais de voir qui ? Tu m’adresserais à qui ? Au gouvernement ? » Là, il y a eu un blanc puis : « Au gouvernement ? Je ne les connais pas bien. En fait, il n’y en a pas un seul que je reconnaîtrais dans la rue. » Un temps, puis : « Ah si, tu devrais voir Tea, la ministre de la Culture. Elle me déteste mais au moins elle n’est pas idiote. » Comme je ne pouvais pas compter sur Irma sur ce coup, Jean-Michel s’est arrangé pour me faire rencontrer Tea Tsouloukiani dans un dîner. Elle parle parfaitement français, elle a longtemps vécu en France et a même fait l’ENA, c’est elle qui se vantait de disparaître, à Strasbourg, derrière les piles de dossiers accablant Micha. Elle commence chaque phrase, quand je l’interroge sur ma cousine, par « J’aime énormément Salomé, mais... ». Mais elle a été choisie comme présidente par Bidzina hors du Rêve, contre les conseils du Rêve, pour ses beaux yeux (« On ne peut pas dire le contraire, persifle Tea, ils sont beaux »), et puis elle a systématiquement oublié tout ce qu’elle lui devait. En somme, elle a trahi son clan. « Au début de son mandat, poursuit Tea, ça allait, elle jouait à peu près le jeu, et le rôle de la présidente au-dessus de la mêlée. Mais depuis un an elle n’arrête pas de critiquer ceux qui l’ont mise au pouvoir, ce qui est inélégant et contre-productif, et d’injurier la Russie qui, quoi qu’il advienne, restera toujours notre voisin, et ça, c’est carrément irresponsable. » Avec de tels amis, on n’a pas besoin d’ennemis.
26. Tous les coups
Quand j’ai rapporté cette conversation à Salomé, ça l’a fait rire, d’un rire un peu las : « Tu vois, je prends tous les coups, des deux côtés. » Je me suis dit qu’elle était courageuse, mais dans une position pas possible. Et très seule. Son second mari, qui était écrivain et qu’elle a passionnément aimé, est mort. Elle consacre ses loisirs à traduire du géorgien en français ses romans ou textes philosophiques. Ses enfants sont proches d’elle, mais physiquement très loin. Elle a quelques bons amis, des collaborateurs plus ou moins fiables, mais personne quand elle rentre le soir auprès de qui se décharger de l’hostilité des uns, des couleuvres que lui font avaler les autres. Son mandat prendra fin en 2024. Personne ne sait où on en sera en 2024. À un dîner où elle m’a emmené, les convives ont porté les toasts rituels à la Géorgie, à l’amitié, à l’amour, et elle, voici ce qu’elle a dit : « Dans la paix qui arrivera forcément, la Russie doit apprendre qu’elle a des limites. Un enfant a besoin de limites pour grandir, un État a besoin de frontières. Je bois aux frontières ! » J’ai pensé que la frontière franchie quotidiennement et dans une clandestinité ostentatoire par des milliers de camions qui se foutent pas mal des sanctions européennes ne sépare pas seulement la Géorgie de la Russie, mais divise aussi la famille dont je suis issu. J’ai pensé que la Géorgie, dont le seul voisin à peu près sûr est la mer Noire, est un piège merveilleux mais un piège. Et que les efforts de Salomé pour sortir son pays de ce piège sont terriblement entravés, mais que l’intention compte et qu’ils doivent malgré tout faire plaisir à Levan et Zeïnab, là où ils sont.
27. Post-scriptum, mai 2023
Trois mois après mon premier séjour, début mars, le gouvernement a voulu faire passer une loi « sur les agents de l’étranger », visant toute association dont 20 % du financement est d’origine étrangère – autrement dit, dans la sphère postsoviétique, toutes les ONG. Cette loi était au mot près décalquée de la loi russe, votée dès 2012, qui a notamment permis de fermer Mémorial, la plus ancienne et respectée des associations de défense des droits de l’homme en Russie. Voter cette loi en Géorgie aurait clairement voulu dire : on s’aligne sur la Russie, on fait ce que nous dit la Russie, notre gouvernement a choisi son camp. Des dizaines de milliers de Géorgiens l’ont compris, qui sont descendus dans la rue où ils ont affronté la police dans un mélange de colère et de liesse. Au bout de trois jours, le gouvernement a retiré la loi. Je suis retourné une semaine à Tbilissi, à la mi-mai, pour voir ce que cette éclatante victoire avait changé. Beaucoup, m’a-t-il semblé. Les parti sans de l’Europe ont gagné en confiance. Ils se sentent portés par le vent de l’histoire. Nous sommes la majorité dans ce pays, disent-ils en substance, nous n’allons pas éternellement nous laisser représenter par une minorité, même étatique et cousue d’or. J’ai observé aussi, avec plaisir, que la cote de Salomé avait beaucoup grimpé, parce qui pendant ces événements elle a énergiquement pris parti pour les manifestants, contre le gouvernement. L’étape suivante, à supposer qu’on puisse former des plans dans un monde où tout dépend de l’évolution de la guerre, c’est que la Géorgie va de nouveau soumettre sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne ou plutôt sa candidature à la candidature. La décision de l’UE sera cruciale. Si c’est oui, le pays sera engagé sur le bon chemin, encouragé à laisser derrière lui Bidzina et sa bande de ripoux prorusses. Si c’est non, cela voudra clairement dire que l’Europe abandonne la Géorgie à la Russie, et ce serait une telle catastrophe qu’on n’ose même pas y penser. Et puis j’ai observé autre chose encore, c’est le spectaculaire progrès du sentiment antirusse. Trois mois auparavant, j’étais surpris et admiratif de l’extrême tolérance des Géorgiens à l’égard de ces réfugiés souvent riches et arrogants, qui ne daignent pas apprendre trois mots de géorgien et font monter les prix de l’immobilier. Aujourd’hui, aucun Géorgien, en tout cas aucun de ceux que j’ai rencontrés, ne prononce le mot « réfugié » sans l’encadrer de guillemets sarcastiques.
Les seuls Russes qui mériteraient le nom de réfugiés, dit-on, ce sont ceux que la Russie ne laisse plus sortir : les ennemis de la guerre, les rebelles, les courageux, ceux-là mêmes qu’on aimerait accueillir. Ceux qu’on a laissés sortir, c’est avec la bénédiction de Poutine, ajoute-t-on. Et le thème, marginal encore cet hiver, de la cinquième colonne, prend clairement consistance. Pendant les manifestations de mars, un jeune Russe a posté une vidéo où il se plaignait d’être mal traité par les Géorgiens et demandait combien de temps ses compatriotes devraient supporter ça. Que le gars soit un simple connard ou un agent provocateur, c’est de toute façon inquiétant. Prétendre qu’une communauté russe ou russophone est persécutée dans un pays pour voler à son secours et envahir ce pays, c’est une technique éprouvée de la Russie, c’est celle que, depuis 2014, elle emploie en Ukraine, et beaucoup de Géorgiens commencent à se demander si Poutine ne va pas se mettre en tête de les dénazifier eux aussi. Je pense que les Géorgiens ont raison de s’inquiéter, qu’on a, d’une façon générale, raison de s’inquiéter quand on est voisin de la Russie, et que leur hostilité envers tout ce qui est russe est à la fois justifiée et plutôt modérée. Mais en l’observant, je m’interroge aussi sur la nôtre, sur la mienne. Les distinguos humanistes du type : le peuple russe, ce n’est pas la même chose que son gouvernement, ou « Pouchkine n’est pas Poutine », qui nous semblaient sensés il y a encore quelques mois, deviennent de moins en moins audibles au fil des atrocités et de la transformation de la société russe tout entière en dystopie orwellienne. Il y a quelques jours, je parlais de ça avec mon très cher oncle maternel, qui est mi-russe mi-géorgien mais a baigné toute sa vie, quasi amniotiquement, dans la langue russe, la culture russe. Et que dit ce samovar à pattes, avec un véritable désespoir ? « Personne n’a aimé ce pays plus que moi et maintenant je me dis que c’est horrible, la Russie, que les Russes sont des gens horribles. Même quand je pense à Dostoïevski, désormais, c’est comme à un bigot pervers et antisémite. Ce qui se passe aujourd’hui est pire que le communisme parce qu’au temps du communisme on pouvait au moins se dire que les Russes haïssaient leurs tyrans alors que ceux d’aujourd’hui, dans leur majorité, soutiennent le leur. Quoi qu’il arrive, de quelque façon que se termine la guerre, ce pays a montré un visage tellement affreux qu’il est foutu pour des décennies. » Ce désarroi de mon oncle Nicolas, je l’éprouve aussi et je me suis soudain demandé si mon engouement tout neuf pour la Géorgie ne tient pas aussi à ça : un transfert d’une partie de mes racines vers l’autre, parce qu’un vide s’est creusé, parce que j’aimais la Russie et que, si choquant qu’il soit de dire ça s’agissant d’un peuple tout entier, on peut encore aimer quelques Russes, mais on ne peut plus aimer la Russie.
EMMANUEL CARRÈRE.
« Né en 1957, j’ai fait du journalisme (Télérama, XXI, L’Obs...), écrit des romans (La Moustache, La Classe de neige), des livres de non-fiction (L’Adversaire,
D’autres vies que la mienne, Un roman russe, Limonov, Le Royaume, Yoga) et réalisé des films (Retour à Kotelnitch, Ouistreham). Mon dernier livre, V 13, est une chronique du procès des attentats de novembre 2015, que j’ai suivi, audience après audience, pendant presque un an. Français du côté de mon père, je suis du côté de ma mère mi-russe mi-géorgien. Les racines russes ont tenu beaucoup de place dans ma vie et mon travail ; on verra dans ce reportage affleurer les racines géorgiennes. »