Par Mohammed Bourouissa
Prostituée dans l’Algérie coloniale, Noubia Meyer passait des armes aux combattants de l’indépendance. Elle a exercé à Paris, à Bruxelles puis en Allemagne, faisant vivre une partie de sa famille. Elle s’est confiée avant de mourir, en 2022 à 80 ans, à son neveu, l’artiste Mohamed Bourouissa, sans filtre ni tabou.
Cet article est extrait du Numéro 8 de la revue Kometa.
Noubia Meyer a légué toutes ses archives audiovisuelles à son neveu, l’artiste Mohamed Bourouissa. Il va en tirer un court métrage intitulé J’ai le vertige, Mohamed. Pour que vive encore cette tante flamboyante, née en Algérie sous domination française en 1942, au destin hors du commun. L’artiste témoigne.
L’argent facile
À 14 ans, j’étais mariée! Ma mère et ma tante m’avaient mariée de force à Kamel. Je ne l’ai jamais aimé. Ma fille est née une année après le mariage, en 1956. Huit jours après, elle est morte. J’ai quitté mon mari pour revenir chez mes parents, mais ma mère et ma tante m’ont poussée à retourner chez lui. Kamel avait demandé mon retour à mon père qui a accepté, sans mon consentement. Devant mon refus, il m’a craché dessus. J’ai mis mon voile,ma robe et je suis partie chez ma grand-mère.
Mon oncle maternel Hakim m’a aidée et sa femme m’a présentée à deux riches hommes. Lorsque ma grand-mère s’absentait, je me préparais avec la femme de mon oncle pour rejoindre les deux hommes. Elle m’a entraînée avec elle dans l’hôtel, à l’époque des militaires et de la guerre, du couvre-feu... C’était dangereux de sortir. Ce soir-là, j’ai découvert l’effet de l’alcool, on m’a fait boire jusqu’à m’enivrer. La boisson avait le goût de «coucou mani », une poudre comme une friandise pour enfant. Ivre, je criais et ne permettais à, personne de me toucher.
L’un des hommes a dit que j’étais trop jeune, qu’il fallait me ramener une prochaine fois. Celui qui possédait des usines nous achetait des vêtements, offrait des plateaux en cuivre, de beaux objets. Quand nous revenions, le coffre de la voiture en était plein. Ma grand-mère s’interrogeait sur l’origine de ces biens. Je ne travaillais pas.J’avais pris goût à l’argent facile, aux cadeaux, aux robes.
“Qui sait qui a fait la guerre ?“, disait Bouteflika. C’est les maquereaux et les prostituées qui l’ont faite.J’avais rencontré un beau garçon, Kiki, un musulman noir de l’armée française. Je suis tombée amoureuse de lui... Il a commencé par m’offrir une arme. Il venait me chercher en moto militaire et je montais dessus comme un chat! L’armée française se retirait des territoires et il m’offrait des armes qu’ils n’utilisaient plus. Je les passais aux moudjahidine réfugiés dans la montagne. On déposait les armes à moto en pleine forêt et ils les ramassaient. Quand on passait le contrôle d’entrée, on amadouait les soldats :
« Alors chéri, on fait la fête ce soir ? leur disait-on en sortant une bouteille d’alcool. Tu bois un coup avec nous ?
— Non mademoiselle, passez, passez. »
Nos cabas étaient pleins d’armes qu’on cachait avec des bouteilles de vodka et de bière. On ramassait tout: bombes, flingues... Nous passions des armes avec beaucoup de sang-froid. On a aidé ceux qui combattaient en montagne et aujourd’hui on se retrouve sans rien. « Qui sait qui a fait la guerre ? », disait Bouteflika. C’est les maquereaux et les prostituées qui l’ont faite.
J’habitais donc chez ma grand-mère et je sortais en cachette. Avec Rania, nous sommes allées à la caserne de la Légion étrangère à Sidi Fredj. Il y avait un bordel dans la caserne où c’était la belle vie! On y est resté travailler, on ne sortait qu’une fois par mois pour voir nos familles. Je donnais l’argent à ma mère. Je lui disais que je travaillais à la clinique. Il n’y avait que des militaires, qui avaient besoin de ça après leur descente de la montagne. Ils couchaient avec nous et ils payaient à la caisse. La très gentille patronne, Mme Scotto, encaissait. Il y avait quatre Françaises et trois Algériennes. J’avais teint mes cheveux en blond et personne ne pensait que j’étais arabe. Avec Rania, qui était grande et belle, on était les stars à Blida. Paix à son âme, elle avait un cancer dans ses poumons.
Trente par jour
— Dans la caserne, on était suivies par les médecins pour ne pas attraper et transmettre sexuellement des maladies.
— Combien d’hommes par jour ?
— Ah ça dépend, dix hommes, parfois vingt, des fois trente.
— Tu n’étais pas fatiguée ?
— Pas vraiment. Dès que je les touchais, ils éjaculaient, poum, et terminé, dehors ! Car les militaires étaient fatigués en rentrant du combat. Ils faisaient la queue pour se laver. Ils étaient examinés par le médecin avant de nous voir ; si pas de morpion, on leur donnait des préservatifs et on nous interdisait de le faire sans protection. On a gagné de l’argent avec Rania. En l’absence des militaires, on buvait, mangeait, dansait... Je me faisais dans les 100 francs par jour. C’était de l’argent. J’achetais des chaussures...
— Tu t’en foutais de coucher avec des hommes ?
— Je m’en foutais. C’est comme ça, les prostituées, on pense à l’argent et ce n’est pas faire l’amour.