Par Siri Hustvedt
Romancière et essayiste américaine, Siri Hustvedt s’interroge sur ce qui a poussé les Américains à réélir un homme qui a voulu inverser le résultat d’une élection, a été reconnu coupable de trente‐quatre chefs d’accusation et déverse en permanence sa haine misogyne, raciste et xénophobe. Dans un journal de bord, elle revient sur les premiers jours de Donald Trump, de retour à la Maison-Blanche.
Cet article est extrait du Numéro 6 de la revue Kometa.
Photographies de Mahka Eslami
Elle n’avait jamais mis les pieds outre-Atlantique il y a encore trois ans. Cette photographe iranienne, qui vit et travaille entre la France et les États-Unis, a documenté en 2024 la dernière campagne de Donald Trump et son investiture, le 20 janvier 2025, à Washington. Elle passe à cette occasion huit heures dans une file d’attente sous une pluie glacée, avec d’anciens participants à l’assaut du Capitole en 2021, qui réclament la libération d’autres émeutiers incarcérés. Ils ont ensuite été graciés par le nouveau président.
15 janvier
Nous ne saurons jamais combien de démocrates sont restés chez eux parce qu’ils ne voulaient pas voter pour une femme. Lorsque Trump s’est présenté contre une femme, il a gagné deux fois. Lorsqu’il s’est présenté contre un homme, il a perdu.
Mais « le peuple » n’a pas choisi n’importe quel vieil homme blanc. Il a choisi deux fois un vieil homme blanc tout à fait particulier. Bien qu’il ait été reconnu coupable d’abus sexuels, condamné pour trente-quatre délits, qu’il ait incité à attaquer le Capitole, qu’il n’ait jamais reconnu qu’il avait perdu l’élection de 2020 et qu’il débite jour après jour des âneries irrationnelles, racistes, sexistes, xénophobes, désignant toutes sortes de boucs émissaires, le peuple l’a préféré à une procureure saine d’esprit, instruite, intelligente et expérimentée, devenue vice-présidente des États-Unis – une femme.
Et si les mots justes étaient « PARCE QUE », et non « BIEN QUE » ? Une partie des électeurs a décidé de voter pour Trump PARCE QU’il agresse les femmes, encourage la violence et vocifère ce qui était autrefois tabou dans le débat public de ce pays, un sectarisme franc et non dissimulé? Et si les gens avaient voté POUR lui parce qu’ils jouissent de la rhétorique du châtiment et des reproches et du plaisir de déverser tout ce qui est laid en soi sur un Autre, imaginaire. L’histoire est riche d’exemples : le barbare, le juif, la personne noire, le musulman, l’immigré, la féministe, la sorcière.
Souvenez-vous de la chanson de Rita Hayworth dans Gilda, « Put the Blame on Mame, Boys »: « One night she started to shim and shake/ That brought on the Frisco quake 1. »
Une femme noire ou asiatique n’aurait jamais pu occuper le poste de vice-président des États-Unis par le passé. Les incendies ravagent Los Angeles. Trump accuse les démocrates. Incendies. Inondations. Hausse des températures et du niveau des mers. Ce n’est pas le changement climatique. C’est EUX. Qui sont-ils ? L’identité de l’Autre varie d’une culture à l’autre et d’une époque à l’autre. Les catholiques étaient autrefois la cible de la fureur anti-immigrés aux États-Unis. Les Irlandais étaient caricaturés en singes dans les dessins de presse.
Le fait que des femmes et des personnes non blanches (selon la définition actuelle aux États-Unis) aient pu accéder à des postes de pouvoir est perçu par certains comme une attaque contre les hommes blancs ou les hommes en général. Pour la première fois, une personne transgenre, Sarah McBride, démocrate du Delaware, siège à la Chambre des représentants. (Une républicaine a réussi à lui faire interdire l’accès aux toilettes des femmes dans les locaux du Congrès.) L’existence même de Sarah McBride est considérée comme un outrage moral.
Une femme noire ou asiatique n’aurait jamais pu occuper le poste de vice-président des États-Unis par le passé. Les suprémacistes blancs, les néonazis, la Heritage Foundation et les chrétiens évangéliques blancs voient dans la défaite de Kamala Harris la mise en échec d’un programme « woke ». Ils comptent sur Trump pour promulguer le Projet 2025, le manuel de 900 pages pour une réforme radicale du pouvoir exécutif, agence par agence.
M. Trump a prétendu n’avoir « aucune idée de qui est derrière tout ça ». CNN a trouvé plus de deux cent quarante personnes ayant des liens à la fois avec ce Projet et avec le nouveau président. Mais la plupart des électeurs de Trump ne sont pas des idéologues. Ce sont des gens qui voulaient autre chose, n’importe quoi d’autre. Au lendemain de la pandémie mondiale, le nihilisme a gagné du terrain. Rien n’a de sens. Il faut tout faire sauter. Mourir de rire. L’idéologie néolibérale qui transforme l’être humain en une machine à acheter solitaire et attribue des propriétés magiques au « libre marché» s’est traduite par une augmentation constante des inégalités depuis les années 1970. L’idée que les êtres humains sont des créatures interdépendantes et que nous avons besoin les uns des autres pour survivre sur une terre en péril est considérée comme un discours creux émanant de « combattants de la justice sociale ».
Il y a aussi les électeurs qui s’imaginent que l’Amuseur-en-chef ne pense pas ce qu’il dit. Il n’expulsera pas des immigrants en masse. Il n’augmentera pas les droits de douane. Il ne massacrera pas la bureaucratie. Il ne mettra pas ses ennemis en prison. Le New York Times a publié un article sur eux le 14 octobre 2024: « Les électeurs de Trump qui ne croient pas Trump ».
Donald Trump est un génie de la rhétorique. Je l’ai su avant qu’il soit élu président en 2016. J’avais regardé l’un de ses meetings. Sa façon d’aboyer la même phrase, encore et encore, de se réfugier dans l’ironie quand on lui demande des comptes sur son dernier esclandre, sa manière extravagante de décrire ses ennemis montrent une extraordinaire capacité à manipuler les sentiments de son public et à se dédouaner de toute responsabilité.
Après le génocide des Tutsi au Rwanda, on a découvert une note d’un propagandiste hutu qui proposait comme technique rhétorique l’« accusation en miroir »: imputer à ses ennemis exactement ce que l’on prépare et/ou fait soi- même. Cette expression est peut-être née au Rwanda, mais Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du IIIe Reich, a fait référence à cette technique qu’il admirait: « L’astuce la plus intelligente utilisée par la propagande pendant la guerre [Première Guerre mondiale] a été d’accuser l’Allemagne de ce que nos ennemis eux-mêmes faisaient » (Der Kongress zu Nürnberg, 1934).
Il y a six ans, une journaliste noire, Yamiche Alcindor, a demandé à Donald Trump si ses propos ne risquaient pas d’encourager les nationalistes blancs. Il lui a répondu d’un ton sec: « C’est une question tellement raciste. » Il a attaqué Biden en lui reprochant de détruire la démocratie et d’enfreindre les principes du gouvernement. Il a traité plusieurs fois Biden et Harris de « menteurs ».